19. Un être cher, sacrifié ? (3/3)

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Au matin, le temps se maintient au beau. Quelques nuages gris passent encore dans le ciel, poussés par le vent, mais leurs volutes moutonneuses s'assemblent et se dénouent sans présager de pluie. En sortant de la carriole, j'aperçois Heinrich qui part à grands pas vers l'étang. À sa démarche ombrageuse, je devine que la nuit n'a pas suffi à l'apaiser. Geiléis se glisse derrière moi et me souffle à l'oreille :

— Il ne veut pas m'écouter. Tu es son ami, tu devrais lui parler.

Plus facile à dire qu'à faire ! Je prends note de son conseil d'un balancement de tête et me dirige vers le plan d'eau, escorté par le chant des oiseaux dans les arbres. De fines gouttelettes de rosée jaillissent sous mes bottes à la traversée des hautes herbes.

Je trouve Heinrich accroupi sur la rive bordée de roseaux. Penché au-dessus de la surface cristalline, il s'applique à tailler son mince collier de barbe. Je m'assieds près de lui sans un mot, le regard fixé sur les lambeaux de brume qui achèvent de se dissiper. Il jette un œil dans ma direction, mais reste muet comme une carpe. De mon côté, je savoure l'odeur de terre grasse et d'herbe humide en tentant d'afficher un air détendu.

Bientôt, Heinrich s'estime satisfait de son travail. Il passe les doigts sur son menton, puis me tend le couteau en signe de trêve.

— Tiens, si tu veux faire de même, propose-t-il d'un ton maussade.

Je caresse mes joues lisses et lui renvoie un sourire un peu chagriné.

— Ce ne sera pas nécessaire. Je n'ai pas encore besoin de me raser très souvent.

Heinrich hausse les épaules et rengaine sa lame. Un silence inconfortable s'installe entre nous. Je ne sais comment aborder le sujet qui le préoccupe et c'est finalement lui qui se lance le premier.

— Félicitations ! lâche-t-il dans une bouffée d'amertume. On dirait que tu as une touche. Tu cachais bien ton jeu sous tes petits airs innocents.

— Écoute, Heinrich, ce n'est pas ce que tu crois.

Mes dénégations lui tirent un rire forcé aussitôt démenti par son rictus dépité.

— Ha ! Que tu dis ! Je ne suis pas aveugle !

— Tu te trompes.

— Je vous ai bien vu tous les deux : les regards que vous échangez, les petits mots murmurés à voix basse, le temps que vous passez ensemble.

Heinrich soupire et s'incline comme pour concéder sa défaite.

— Bravo ! conclut-il avec une admiration réticente. Tu as réussi à mettre la main sur la seule fille de cette compagnie.

Je lève les yeux au ciel. Les damoiselles lui tombent dans les bras plus vite qu'il ne lui faut pour dire « Bonjour, je m'appelle Heinrich » et il trouve le moyen de jeter son dévolu sur la seule femme qui ne succombe pas à ses charmes. Le monde est mal fait ! Comment puis-je le rassurer sur ma relation avec Geiléis ?

Je lève une main solennelle :

— Je te jure qu'il n'y a rien entre nous.

Heinrich m'adresse une moue dubitative, un peu hésitante.

— Tu le jures ?

— Mais oui ! Je m'entends bien avec Geiléis, c'est tout. Elle est gentille, serviable, gaie. Je trouve agréable de discuter avec elle, mais elle reste uniquement une bonne amie, rien de plus.

— Tu ne l'aimes pas ? répète Heinrich, abasourdi.

L'idée que je puisse ne pas être intéressé par me glisser la nuit dans le lit de la jolie rousse semble le perturber au plus haut point.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant