38. Le crépuscule des Veilleurs (3/3)

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Seule la main de Guy retient encore le Tissage. Cette observation me laisse un espoir de me faufiler. Sans ralentir ma course, je me baisse sous les fils devenus fous qui fouettent au-dessus de ma tête. Mes yeux cherchent fébrilement les passages libres dans cette toile d'araignée mortelle. Un appel retentit derrière moi. Je crois entendre, par-dessus la tourmente, de vagues notes de musique, un rire insouciant. Rien de tout cela n'est important. Toute ma concentration se focalise sur le corps sans vie de Vincenzo, à une vingtaine de pas de moi. Je peux y arriver.

Cependant, plus je me rapproche, plus l'écheveau se densifie. Bientôt, je ne parviens plus à éviter les brins. Chaque fil meurtrit ma peau d'une sensation de déchirure. Les bourrasques menacent de m'emporter dans les airs, au cœur de l'amas doré grouillant. Je sais que je n'y survivrais pas. Le cri d'agonie du patriarche résonne à mes oreilles en guise d'avertissement et se mêle à celui qui me brûle la gorge. J'avance de quelques pas ; une nuée de serpents fins comme la soie se resserrent. Ils lacèrent mon visage, mes mains ; ils me dévorent vivante. Le monde se déchire et m'entraîne dans un trou béant.

Je sens les tuiles glacées sous mes doigts. Suis-je donc tombée ? Les sons qui me parviennent n'ont aucun sens. Un réseau aveuglant s'est emparé de ma vision. Le corps brisé de Vincenzo oscille d'une danse macabre sur la toile de mes souvenirs. La raison m'échappe.

Puis le calme revient. Le voile ardent se soulève ; la douleur reflue avec lui. Les spasmes dans mes membres s'estompent peu à peu. Je relève le nez pour contempler le drap scintillant du Tissage qui monte dans le ciel, poussé par les vents. Il sera bientôt hors de portée, emportant les fils mortels. En son sein, j'aperçois la forme carrée d'un gros livre relié de cuir. Le grimoire de saint Augustin disparaît, englouti par la tempête.

Des mains solides se posent sur mes épaules et me relèvent avec une tendre prévenance.

— Ne pouvais-tu pas attendre quelques instants de plus ? glisse une voix douce, soulagée, à mon oreille. J'ai tout lâché dès que tu es partie, mais il a fallu un peu de temps pour que le vent emporte la trame au loin. Je t'ai appelée, pourtant.

Guy soupire.

— João a raison. Tu ne cesseras décidément jamais de foncer tête baissée.

J'affronte ses yeux ardoise.

— Est-ce que tu me fais confiance ?

Il hoche le menton.

— Je te fais confiance.

Derrière lui, Pedro me lance un sourire amical, imperturbable au milieu de cette folie. Je puise un filet de courage dans sa tranquille assurance. Geiléis et Heinrich encadrent un João de plus en plus réticent. Fabrizio franchit les quelques pas jusqu'au corps inerte de Vincenzo et rapporte la dernière relique.

Il me tend l'éclat de chêne.

— Que devons-nous faire ?

Je lui souris.

— Nous allons réparer la Toile.

Fabrizio secoue tristement la tête.

— Ce n'est pas possible, Aurore, le don des Veilleurs ne permet pas une chose pareille.

— Qui te parle du don des Veilleurs ? Les Veilleurs ont déjà causé suffisamment de mal comme cela.

Je pose l'éclat de chêne entre les mains de Pedro. L'Espagnol possède un don précieux lui aussi, comme Guy me l'a expliqué, il y a bien longtemps. Une Ancre calme les agitations de la Toile. Les déchirures se referment sur son passage. Son contact suffit à dissiper les monstres comme de simples cauchemars.

— Le temps des Veilleurs est révolu, conclus-je. Laissons la place aux Dormeurs.

Je plonge dans les yeux de l'Espagnol.

— Pedro, te souviens-tu de ta promesse un matin à Paris ? Que tu serais toujours là pour moi, si j'avais besoin d'un rempart contre les cauchemars, d'une main solide pour me retenir ?

Claro que je m'en souviens. Je n'oublie jamais une promesse !

Je pointe la trame qui se déchire de plus en plus vite.

— J'ai besoin que tu le fasses pour moi, pour nous, pour le monde entier, maintenant. Calme cette horreur !

J'étreins son épaule.

— Nous allons te soutenir.

Mes compagnons m'imitent l'un après l'autre. Geiléis serre la main de João dans la sienne et la place à côté des nôtres. Au contact de l'Espagnol, le Portugais s'anime comme s'il revenait à la vie. Son regard se détourne du roi noir devant la lune sanglante. Une étincelle s'allume au fond de ses prunelles.

— Je suis avec vous, murmure-t-il.

Le picotement sur ma peau, l'énergie dans mes veines me rappellent le moment où nous avons repoussé l'orage tous ensemble. Nos efforts s'unissent dans un but commun. L'Ancre puise ses forces dans les sept reliques. Son don n'a rien à voir avec le mien. Totalement invisible à mes yeux, il me paraît étrange, un peu mystérieux, apaisant également.

Les fils de la Toile perdent leur éclat aveuglant, les claquements rageurs faiblissent, le vent retombe. Le Tissage du souffle de Dieu qui emplissait tout l'horizon se dénoue brin à brin. J'ignore combien de temps s'écoule ainsi. Quelques battements de cœur ? Plusieurs heures ? Peu importe. Sous mon regard émerveillé, le chaos semé par l'Ordre du nouvel éveil s'apaise. Le ciel retrouve le bleu pâle d'un matin clair sans nuages. La mer paisible lèche les bords du quai dans un clapot régulier. La pleine lune dessine son disque argenté au-dessus des toits de Venise. La Horde Sauvage a disparu.

Il ne subsiste bientôt plus qu'une unique fenêtre sur l'Autre Côté. En son centre flottent quatre emblèmes immenses : un blanc comme la neige, un rouge comme le sang, un noir comme la nuit, un pâle comme la mort. Quatre cavaliers se tiennent juste à côté. Ils m'adressent un dernier salut avant de disparaître. Les sceaux sont réparés ; la fenêtre se referme.

Tout est terminé.

J'abaisse mon bras. Dans ma main, la pointe de lance ressemble à n'importe quel vieux morceau de fer un peu terne. Plus aucune vibration ne s'en dégage. Les reliques ont perdu leur pouvoir au contact de l'Ancre. Le grimoire de saint Augustin n'est nulle part en vue.

À côté de moi, João s'éveille comme d'un long sommeil. Il tourne et retourne son bras avec un air d'incrédulité peint sur le visage, puis retire son gant de cuir pour dévoiler une main aussi grise que les tuiles qui nous entourent. Je grimace, mais le Portugais ne semble pas se soucier de la couleur de sa peau. Il agite les doigts les uns après les autres avec fascination.

— Je... C'est une sensation étrange. Je ne ressens aucune raideur, aucune résistance. Mon bras m'obéit parfaitement.

Geiléis lui renvoie un visage rayonnant. Ses yeux verts brillent de l'éclat des jeunes feuilles printanières.

— Tu es guéri. Le Grand Veneur a perdu son emprise sur toi. Le don de Pedro a chassé ton mal.

João lui rend son sourire avec un élan spontané. Je crois que cela faisait bien longtemps que je n'avais pas lu une telle paix, une telle sérénité dans les yeux noirs du Portugais. J'inspire une bouffée de joie pure ; mes lèvres s'étirent à leur tour.

Mes compagnons s'écartent de quelques pas incertains ; ils regardent autour d'eux, encore un peu ébahis d'avoir échappé au désastre. Nous sommes sur le toit de la basilique Saint-Marc. La Toile a retrouvé son apparence familière. Le ciel déroule un tapis azur immaculé en ce premier matin d'automne et le soleil s'élève au-dessus de la mer.

Je contemple cette vision paisible, le sourire aux lèvres. Un bras affectueux s'enroule sur mon épaule. Guy me serre contre lui et je lui rends son étreinte.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant