29. Le revers de la médaille (3/3)

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Nous franchissons le pont sur le Rhône, puis progressons plein est, vers la barrière de montagnes découpée sur l'horizon bleuté. Une chaleur accablante couve dans la plaine comme au fond de quelque chaudron mitonné, sous un couvercle de fonte. Aucune pluie n'est venue rafraîchir l'atmosphère depuis des semaines. Sur le sol craquelé, les roues de nos chariots soulèvent une fine poussière qui m'irrite la gorge. Nous longeons des champs desséchés, parsemés de rares épis brûlés par le soleil.

Un soir, nous arrivons en vue d'un village désert. Aucun paysan ne travaille dans les terres alentour. Aucun gamin curieux n'observe notre progression. Aucun appel joyeux ne s'élève de la poignée de chaumières. À notre approche, un nuage noir de corbeaux prend son envol dans un concert de croassements furieux. Sans même nous concerter, nous obliquons pour passer loin des premières maisons. Une porte restée ouverte oscille en grinçant. Je n'ai pas revu le cavalier pâle depuis Lyon, mais ne peux que constater ses ravages.

Bientôt, nous quittons le royaume de France et pénétrons sur les terres du duché de Savoie. Guy respire plus librement ; la menace de son arrestation par les hommes du roi de France s'éloigne. Le duc Charles de Savoie [1] s'est allié à Carlos d'Espagne et ses affrontements avec les Suisses occupent toute son attention. Il a bien d'autres soucis en tête que de traquer un seigneur français rebelle qui traverse ses terres.

Le 13 juillet, nous passons au sud de Chambéry, la capitale du duché, avant de nous enfoncer dans la cluse entre le massif des Bauges et celui de la Grande Chartreuse. Le lendemain, nous rejoignons la vallée de l'Isère et remontons la rivière sur sa rive droite. Le soir venu, Guy nous réunit après le dîner.

— Demain, nous traverserons l'Isère pour suivre le cours de l'Arc et nous piquerons vers le sud. Nous pouvons franchir les Alpes par le col du Mont Cenis. Nos chariots ne sont pas très larges et devraient pouvoir emprunter cette étroite route tortueuse.

Geiléis lève une main pour l'interrompre. Guy la regarde, surpris dans sa sage planification.

— Si tu le permets... j'aimerais suggérer un autre passage, hésite-t-elle.

— Il n'y en a pas d'autres, réplique Guy, un brin agacé. Le col du Mont Genèvre que nous empruntâmes avant la bataille de Pavie se trouve bien plus au sud. Le col de Larche, que le roi François déblaya pour surprendre les Italiens en 1515, est encore plus loin. Quant au col du Petit Saint-Bernard, ce n'est qu'une sente de muletiers sur laquelle nos chariots ne passeront pas.

Geiléis se racle la gorge.

— Je ne pensais pas à un passage sur la montagne, mais dessous.

Avec ces quelques mots, la jeune femme réussit à river notre attention. Fabrizio blêmit.

— Si tu évoques bien ce que j'imagine, c'est de la folie pure ! se récrie-t-il avec véhémence.

— Écoutez-moi d'abord jusqu'au bout, insiste Geiléis. Ensuite, la décision vous appartiendra.

Ses yeux soucieux passent sur chacun d'entre nous, quêtant notre assentiment. J'ai l'impression que sa propre idée la rebute autant que Fabrizio.

— Avez-vous regardé la lune ? commence-t-elle.

Mon nez se tourne par réflexe vers le ciel, mais l'astre nocturne n'est pas encore levé.

— La nouvelle lune est passée depuis quelques jours, continue la gardienne. Dans une dizaine de nuits environ, elle sera à nouveau pleine. Avec elle, la chasse sera de retour.

Guy étouffe un juron et João serre compulsivement son bras contre son ventre. Je me mords les lèvres. Nous n'avons aucun moyen de contrer la Horde Sauvage. Cette menace latente pèse sur notre compagnie sans que personne jusqu'à présent ait osé l'évoquer à haute voix. La remarque de Geiléis nous force à confronter la vérité en face : notre quête s'achèvera avant même que nous atteignions l'Italie.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant