31. Des voix dans le noir (3/3)

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Nous reprenons nos sacs, sagement entreposés un peu plus loin, et nous dirigeons vers les eaux du lac, franchissant le voile diaphane entre les mondes. Un clapotis tinte d'une mélodie cristalline. Le soleil de début de matinée brille dans un ciel d'un bleu limpide. Je plisse les yeux devant la lumière vive, puis retire mon pourpoint sous la chaleur des rayons déjà ardents.

Nous hélons un pêcheur qui fait sécher ses filets au bord du lac. Il nous apprend que nous arpentons les rives du Lago Maggiore. Nous nous enquérons de la direction de Venise.

Venezia! s'exclame l'homme, estomaqué. Ma que... c'est à près d'un mois de marche d'ici ! Vous n'êtes pas rendus, les amis !

Nous le remercions à profusion pour les quelques indications qu'il est en mesure de nous fournir. Il secoue la tête d'un air consterné et nous regarde nous éloigner, avant de retourner à ses filets d'un haussement d'épaules.

Dans notre fuite de la Horde, nous avons perdu la moitié de notre chargement. Il nous reste nos armes, le grimoire, les précieuses reliques, des couvertures pour la nuit, mais plus aucunes victuailles. Nous devrons nous en remettre à l'hospitalité des Italiens et aux auberges de passage. À la couleur jaunie de l'herbe, je devine que la pluie délaisse également ce versant des Alpes. Les récoltes ont sûrement été mauvaises. Les temps s'annoncent durs.

Aucun de nous ne connaît la région et nous nous arrêtons souvent pour demander notre chemin. Lors de ces brefs échanges, ma silhouette féminine en habits de garçon suscite des grimaces hostiles. Aussi, pour éviter d'attirer l'attention, je repasse le médaillon autour de mon cou. João me jette un regard réprobateur tout en s'abstenant de tout commentaire. Il n'a jamais été très bavard, mais désormais nous parvenons à peine à lui tirer trois mots. Le soir venu, il s'installe à l'écart avec un air sombre et mélancolique qui décourage toute conversation.

Les paroles surprises dans les ténèbres, sur le dos du dragon, me trottent en tête. Pourquoi les ai-je entendues ? Mes quelques tentatives pour lui remonter le moral avec des sujets plus gais n'obtiennent que des regards noirs. J'ai l'impression qu'il est toujours fâché contre moi, à cause du médaillon. Seule Geiléis parvient à le dérider. La guérisseuse fait preuve avec lui d'une patience que j'admire.

Je poursuis mes entraînements quotidiens avec Guy, les soirs où nous réunissons encore assez d'énergie. Progressivement, j'arrive à le surprendre, parfois même à le désarmer. Il me félicite pour mes progrès avec une certaine raideur. Depuis ce moment de chaleur partagée sur le dos du dragon, il garde une distance respectable, toujours très polie. N'était-ce donc qu'un mirage, une illusion si j'ai eu l'impression qu'il appréciait lui aussi cette étreinte ? J'aurais tant aimé pouvoir m'appuyer sur ses bras solides dans ces journées de doute. Je brûle de lui ouvrir mon cœur, mais ne trouve pas les mots et redoute par-dessus tout son indifférence. Pourtant, par instants fugitifs, quand il croit que j'ai le dos tourné, je surprends son regard bleu-gris pensif qui m'observe à la dérobée.

La dévastation des quatre cavaliers n'a pas épargné l'Italie. Les récoltes sont déplorables, la nourriture hors de prix. La peste ravage les régions plus au sud. Les villes de Milan et Bologne ont fermé leurs portes. Les récits de pillages et de voyageurs détroussés fleurissent sur toutes les lèvres dans les auberges.

D'autres rumeurs bruissent également. Les gens parlent à mi-voix de créatures étranges aperçues à l'orée des bois, le soir venu. Plus personne n'ose sortir une fois la nuit tombée. Quand je m'Éveille, je m'effare de l'affaiblissement de la Toile et des formes menaçantes entraperçues par ses mailles distendues.

Nous venons de dépasser Vérone, après deux semaines de voyage, lorsque je remarque l'air songeur de Heinrich. Je viens marcher à ses côtés.

— Que se passe-t-il ? Tu es bien silencieux depuis ce matin.

Il hésite un peu avant de me répondre.

— Je fais des rêves plutôt étranges, depuis trois jours. Je me demande ce qu'ils signifient. Est-ce pareil pour toi ?

Les songes qui nous ont rassemblés n'ont pas reparu depuis l'Angleterre. Mises à part les nuits où les cauchemars reviennent me hanter, je n'ai pas l'impression de faire des rêves particuliers. Je secoue la tête avec une grimace désolée.

— Que vois-tu dans ton sommeil ?

Heinrich hausse les épaules avec désinvolture.

— Ce ne sont que des visions floues, des fragments d'images ou de sensations : la mer, le vent dans mes cheveux, les bateaux, des reflets dorés, les rues d'une ville. Rien de très précis.

Il me décoche l'un de ces sourires enjôleurs dont il a le secret et n'évoque plus le sujet.

*  *  *

Les jours se passent et les ravages dans la Toile confirment que nos pas nous conduisent vers le cœur du mal. Des déchirures parfois béantes s'ouvrent vers l'Autre Côté. Les paysans nous claquent de plus en plus souvent la porte au nez, craignant les visiteurs inconnus. Nous dormons dehors pour économiser le peu d'argent qui nous reste. Il ne pleut toujours pas.

Une nuit, pendant ma veille, j'aperçois la silhouette d'un cheval surmonté d'un buste d'homme à l'orée du bois. La créature m'observe un moment avant de disparaître derrière un arbre. Le monde sombre dans la folie.

Un soir, aux environs de Padoue, Heinrich s'assied à côté de moi, frémissant d'excitation.

— Tu sais, Aurore, mes rêves deviennent plus précis maintenant. Je me souviens de chaque détail.

Je comprends qu'il brûle d'en parler et lui renvoie un sourire amène.

— Raconte-moi tout !

— Je déambule dans les venelles d'une ville surprenante, édifiée au milieu d'un golfe aux eaux peu profondes. Partout des ponts enjambent des canaux, de longues barques transportent des passagers. C'est à ne plus savoir si on se trouve sur terre ou sur l'eau. Au bord d'une vaste place pavée se trouve un bâtiment proprement incroyable, tout en arcades et clochetons, couronné de coupoles. Et je ne te parle même pas de l'imposant campanile de briques rouges, juste à côté. Tout est palais, luxe et magnificence ! Les passants me saluent avec respect. Cela me change agréablement de l'accueil que nous recevons ces derniers temps ! rit-il avec délice.

— Eh bien ! me moqué-je amicalement. Tu as des rêves de grandeur !

— J'habite dans une belle maison de pierres, avec des serviteurs, poursuit-il.

Ses yeux pétillent d'émerveillement.

— Je croise aussi souvent un homme vêtu de rouge, au visage caché derrière un masque. Cela lui donne un air un peu inquiétant, mais dans mon rêve, je sais qu'il est bon et pieux.

Je secoue la tête, intriguée, sans savoir que penser. Ni Geiléis ni Guy ne sont troublés par des rêves particuliers. Heinrich est le seul de notre petit groupe à subir ces étranges visions. J'en ressens un léger malaise que je ne m'explique pas. Où cela va-t-il nous mener ?

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant