Le soir du 14 août, nous arrivons en vue de Mestre. Cet important port commercial à l'entrée de la lagune représente le point de passage obligé pour se rendre à Venise par la route. Lorsque nous pénétrons dans la grosse bourgade, Heinrich ouvre des yeux ronds et accélère brusquement le pas. Nous nous hâtons derrière lui tandis qu'il enfile les rues sans hésitation.
— Heinrich, attends ! Où vas-tu donc ? hélé-je.
— Je veux vérifier une intuition, me répond-il sans se retourner ni ralentir l'allure.
Je jette un coup d'œil vers mes compagnons qui haussent les épaules, interloqués. Aucun de nous ne comprend quelle mouche le pique ainsi.
Heinrich s'arrête bientôt devant une riche demeure de pierre de deux étages aux arches élégantes. Le jeune Allemand lève les yeux vers la rangée de fenêtres ogivales et passe une main déconcertée dans ses boucles. J'observe les plantons en faction à l'entrée avec une certaine nervosité, mais ils nous ignorent complètement.
— Peux-tu nous expliquer la signification de tout ceci, Heinrich ? demande Guy d'un ton sec, un peu agacé.
— J'ai vu cette maison dans mon rêve ! s'exclame notre compagnon, la voix vibrante d'excitation.
Je suis loin de partager son enthousiasme. Cette coïncidence étrange me donne la chair de poule. J'ai l'impression désagréable d'être observée et je ne suis pas seule à me sentir mal à l'aise.
— Ne restons pas ici ! chuchote João. J'ai un sombre pressentiment.
Il pose sa main sur l'épaule de Heinrich et le force à se retourner. Notre compagnon lui obéit avec mauvaise grâce.
— Il est là, j'en suis sûr, murmure-t-il entre ses dents.
— Qui donc ? m'enquiers-je avec un frisson.
Il me dévisage de ses grands yeux bleus emplis de perplexité.
— Je ne sais pas... Celui dont je partage les rêves.
Nous parvenons à l'entraîner avec nous malgré sa réticence manifeste. Un regard par-dessus mon épaule m'informe que les gardes n'ont pas bougé. À la fenêtre du premier étage, une ombre se découpe.
Au bout de la rue, Guy arrête un passant au hasard.
— Pardonnez-moi de vous importuner, monsieur. Savez-vous qui habite cette riche demeure, là-bas ?
L'homme hoche la tête avec empressement.
— Bien sûr, c'est la maison de campagne du patriarche, le cardinal Marliano. Mais il n'est pas en ville actuellement. Vous le trouverez à Venise.
Sur le moment, le nom ne m'évoque rien, non plus qu'à mes compagnons. Nous ne l'avons entendu qu'une seule fois, il y a plusieurs mois de cela, et n'y avons pas prêté attention. Si nous l'avions reconnu, les événements auraient certainement pris un tour bien différent.
* * *
Comme le soleil descend sur l'horizon, nous décidons de louer une chambre dans une auberge sur le port, un établissement propre, mais modeste. Les écus que Guy a emportés de Paris touchent à leur fin et nous ne pouvons guère nous permettre des folies.
Après le dîner, Guy, João et moi restons attablés un moment pendant que Geiléis remonte dans notre chambre, sans doute pour inventorier une fois de plus sa réserve d'herbes séchées en prévision des épreuves à venir. Heinrich s'est éclipsé un peu plus tôt au bras d'une belle Italienne. Sa capacité à attirer les jolies filles m'étonnera toujours.
Soudain, un étrange frisson hérisse ma peau et un souffle passe dans mon dos. La table en bois tremble légèrement sous mes doigts. Je fronce les sourcils, interloqué, mais n'ai pas le temps de m'interroger : la porte de l'auberge s'ouvre avec un fracas brutal.
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Le crépuscule des Veilleurs
Fantasía1534. La Renaissance, début d'une ère. La science prend son envol, l'art italien fascine l'Europe, un parfum d'idées nouvelles flotte dans l'air. Depuis la nuit des temps, les Veilleurs protègent le sommeil des Dormeurs. Ils gardent en secret la fro...