Chapitre 23

36 1 2
                                    

Julie arrangea son chignon dans le dos d'une cuillère et épousseta le bas de sa robe d'un revers de main. Les bruits ambiants qui embaumaient la cuisine la rassuraient un peu. Le four tournait lentement, la viande cuisait tendrement dans son jus, la pluie frappait les vitraux. Elle avait déjà vécu cette situation des milliers de fois. Cette cuisine l'avait vu grandir et vieillir, le micro-onde connaissait ses moindres secrets. Pourquoi étaient-elles aussi nerveuses entourée de ses amis ?

- Ça va bien se passer, se dit-elle en dressant les assiettes. Ça va bien se passer.

Les couverts se révélèrent plutôt avares en paroles réconfortantes. Julie se fit la réflexion qu'elle ne les aimait pas beaucoup. Elle se servit un verre de vin et le vida d'une traite. Le liquide coula dans sa gorge avec une lenteur presque surnaturelle. Elle balaya la pièce d'un regard circulaire et essaya d'ignorer le regard de reproche que lui lança le frigidaire. Elle reprit le dressage de la table.

Cette soirée devait être parfaite. Par expérience, la jeune femme savait qu'elle ne le serait pas, mais elle devait s'efforcer de penser contre elle-même et de rester positive. Après tout, tout avait très bien commencé.

Brooklyn était rentré il y a environ une demi-heure, détrempé mais le faciès apaisé. Il l'avait saluée avec un enthousiasme étonnement dépourvu de la moindre ironie et était directement monté à la salle de bain pour se préparer. Julie craignait de le voir traîner des pieds à l'arrivée du repas de ce soir mais pas une fois il n'avait semblé s'y opposer. Et même si la raison de son allégresse devait être toute autre, la perspective de ce dîner n'avait su en rien l'effacer. La compagnie de Léo n'entravait pas son bonheur.

Julie se resservit un verre lorsque cette idée termina de fleurir dans son esprit. Elle avait tant hésité avant de proposer ce dîner à son petit-copain. La dernière fois que lui et Brooklyn s'étaient retrouvés en tête-à-tête, la situation s'était vite envenimée. Elle ne reprochait rien à aucun des deux garçons – c'était elle qui les avait réunis trop tôt, elle qui n'avait pas su trouver les bons mots pour les préparer ... Rien qu'à l'idée qu'elle ait pu reproduire cette situation délibérément, Julie se sentait nauséeuse. Et si ça se passait vraiment mal, une nouvelle fois ?Comment pouvait-elle prendre le risque de faire subir ça à son fils adoptif et à l'homme qu'elle aimait ? C'était d'un égoïsme pur et simple que de vouloir les faire coexister, c'était elle qui devait s'arranger pour que ça fonctionne !

Ça ne marche pas comme ça,répétait une petite voix, dans un coin de sa tête. Ça ne pourra pas marcher comme ça.

À vrai dire, elle ignorait ce qu'elle redoutait le plus : de voir Brooklyn s'emporter après Léo ou de voir Léo donner des raisons à Brooklyn de s'emporter après lui. Puis elle y songea pendant quelques secondes et s'en voulut d'être aussi laxiste avec son neveu. Puis elle repensa à la façon dont elle l'avait élevé et à quoi elle l'avait habitué au cours des dix dernières années et elle s'en voulu d'apporter un si grand bouleversement au sein de sa vie. Puis elle finit par dresser une liste de toutes les choses pour lesquelles elle culpabilisait depuis le jour où elle l'avait recueilli et décida de reprendre un autre verre.

La bouteille était presque vide, à présent, mais le stress l'empêchait de ressentir les effets de l'alcool. Elle passa un dernier coup d'éponge sur sa nappe étincelante puis recula pour admirer sa table. Tout était parfait. Elle s'apprêtait à s'autoriser une petite pause histoire de décompresser quand le cri assourdissant de la sonnette d'entrée déchira la quiétude de la maison. Le sang de Julie se glaça. Raide comme un cadavre, elle prit alors la direction du vestibule et s'écria :

- Brooklyn, notre invité est là !


Le pinceau vira brutalement sur la gauche. Le chevalet recula de quelques centimètres sous la puissance du coup. Une nébuleuse de pourpre vint se mêler aux différentes strates de noir qui s'étalaient déjà sur la toile. Les légères fondations tracées au crayon de papier avaient disparu. L'œuvre commençait lentement à prendre vie.

Nubiris - La Tour de la GloireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant