Le parquet de bois verni se devinait à peine sous sa couverture de feuilles blanches. Des cartons de pizza vides jonchaient le sol. Tous les volets étaient fermés et une odeur de renfermé flottait dans l'appartement. Seule, assise sur la table du salon à la manière d'un îlot, Marjorie Collins traçait un itinéraire sur une carte routière.
Parker, son cameraman, était la seule personne qu'elle avait vu au cours de la semaine passée – la seule personne à qui elle avait parlé depuis que son patron lui avait confié l'exclusivité médiatique de l'affaire.
Ce maudit rédacteur-en-chef ... Même s'il avait présenté ça comme une opportunité en or, Marjorie n'était pas dupe. Elle savait très bien à quoi menait ce genre d'affaires, elle connaissait les risques qui y étaient liés, elle avait entendu les rumeurs de la voix de milliers de journalistes qu'on étouffe. Même si ses recherches se révélaient concluantes, elles auraient extrêmement de mal à se frayer un chemin à travers les gros titres du journal, soumis à l'étau totalitaire qu'exerçait désormais Jason Clare ... Mais au fond d'elle, Marjorie s'en moquait. Maintenant que sa piste avançait, c'était surtout de la vérité que sa plume était devenue l'agent.
La journaliste posa son feutre et attrapa l'enveloppe que Parker avait déposé un peu plus tôt dans la matinée. Le pauvre garçon avait vu son quotidien complètement bouleversé lorsque la direction de Comics Park TV lui avait affecté une nouvelle coéquipière. Beaucoup plus autoritaire et cent fois moins séduisante que Marjorie, elle l'avait forcé à effectuer des heures supplémentaires sur des sujets à la morosité abyssale tout au long de la semaine. À de nombreuses reprises, le cameraman était venu se plaindre à l'oreille de son ancienne patronne et le voir proférer des menaces de démission était devenu monnaie courante. Marjorie s'y était jusqu'alors toujours opposée – il était impératif pour elle de garder un contact à l'intérieur de la rédaction.
Minutieusement, la jeune femme déchira la fente de l'enveloppe et laissa glisser son contenu sur le plan de travail. Il s'agissait de photographies –une bonne vingtaine de clichés, baignés par la pénombre, dont la différence de capture se jouait à peine à une poignée de secondes. Marjorie se leva, indifférente aux nombreux papiers qui tapissaient le sol, et se plaça juste en-dessous de la lumière. Les photographies défilèrent entre ses doigts. Maladivement attentive,la reporter étudiait chaque centimètre de papier glacé pour s'assurer que rien n'échappe à sa vigilance. Il s'agissait d'une succession d'arrêts sur image d'une séquence enregistrée par un autre journaliste, quelques semaines auparavant – une nuit où la caméra avait réussi à capturer de nouveau la Fille de la Nuit.
Marjorie soupira un grand coup. Elle venait d'inspecter les clichés pour la quatrième fois sans qu'aucun élément nouveau ne se soit offert à elle. Elle s'apprêtait à les déchirer violemment, prise d'un élan de colère, quand quelque chose lui sauta aux yeux. Marjorie dégaina son téléphone et actionna l'application lampe-torche. D'un geste distrait, elle attrapa un feutre rouge négligemment abandonné sur le sol et entoura le bas de la photographie.
Marjorie était-elle devenue folle ? Passer les deux dernières semaines enfermées avec l'ombre de la Fille de la Nuit avait-elle créé une obsession maladive chez elle ? Sans doute, oui. Pourtant, elle le voyait. De plus en plus nettement. Les autres le verraient-ils également ?
C'était abstrait, minime. À peine plus qu'une forme spectrale, et définitivement moins qu'une silhouette. Fait de fumée, sans doute ; de cette étrange fumée dont personne encore n'avait réussi à percer les secrets. Mais le cliché ne pouvait pas mentir. Il s'agissait bien d'un bras – un bras terminé par une main, une main humaine. Marjorie ne pouvait pas l'imaginer.
La Fille de la Nuit avait bel et bien un complice.
Les cinq poignards étaient alignés côte à côte sur la couverture blanche, vibrant sans produire le moindre mouvement. Des ondes invisibles dansaient au-dessus du lit et on pouvait sentir une énergie brute, primitive, émaner de leurs lames étincelantes. L'air était lourd.
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Nubiris - La Tour de la Gloire
ParanormalLa fin de l'été tombe sur la métropole fictive de Comics Park, et avec elle, une bien curieuse nouvelle : Alex Heigl, le célèbre scientifique, ange déchu haï par toute la ville, vient de se donner la mort. Même Brooklyn, son unique fils, semble sing...