8. les risques et les rixes

36 3 2
                                    

Dans la salle, alors que Dio était psychiquement absent, une musique celtique très douce berçait les gens. Un conte chanté et parlé avec de courts passages versifiés, et souvent des jeux de mots, des jeux sur les sonorités plus que des rimes.

Sa chanson déroulait les contradictions et les tendances humaines qui avaient conduit à l'effondrement. Chacun restait songeur. Krissha, cette elfe aux cheveux longs et blancs et aux yeux brillants comme le diamant, avait l'art d'écrire des chants qui racontaient les temps anciens et qui amenaient à la réflexion avec douceur.

Les personnes dans la salle applaudirent doucement, comme souvent lorsqu'une œuvre chantée ou déclamée provoque un grand émoi et une profonde réflexion. Plutôt qu'une explosion d'allégresse il s'ensuivit plutôt un bref silence de recueillement.

C'était pour la conteuse une grande marque de reconnaissance, car elle avait su toucher au cœur, là où réside le silence de la conscience.

Les musiciens qui l'accompagnaient entreprirent un morceau sans voix pour redonner un peu plus de gaieté et de légèreté à la soirée. Krissha fit un signe pour une pinte d'hydromel. Chanter donne soif !

Les bavardages reprirent et certaines discussions allèrent bon train sur les différentes tendances de la société qui la menèrent à sa fin, malgré l'apparition de connaissances et de technologies sans précédent et malgré des prises de conscience massives.

Ce n'est pas le moment encore de transcrire ces discussions car à ce moment Shakti s'aperçut que son ami avait les yeux dans le vague, et c'était une absence inhabituellement longue.

- Dio ! ... Dio ?! Tu rêvasses ?

Dio eut comme un mouvement de sursaut de la tête, comme une personne qu'on sort d'une concentration intense. Ses yeux perdus dans le vague refirent le point sur le joli visage de Shakti, avec ses lèvres charnues, ses yeux noirs et ses cheveux ondulés.

- Oui ! t'es encore en train de philosopher sur la vie et la mort à tous les coups ! Tu veux un crâne pour t'adresser à lui ?!

Dio eu un petit rire nerveux :

- Tu crois pas si bien dire !

- Gaëtan est en train de redescendre, fit Tio qui discutait du prix des Psy-mufles et de leur dressage avec plusieurs hommes et femmes à la table voisine.

Gaëtan en effet descendait avec une élégance nonchalante. Il prit un moment pour converser aimablement avec un vieil homme assis seul dans un coin.

Vêtu de gros chandails pendants, enfilés les uns sur les autres, et attachés par de gros boutons de bois, il se tenait droit sur sa chaise. Ses mains protégées par des mitaines en laine noire tenaient sur ses cuisses un bol de soupe chaude qui fumait en répandant ses vapeurs évanescentes. Son visage buriné par le soleil et plissé par de nombreuses heures de rigolade respirait la joie. Ses cheveux châtains, piqués de gris, étaient en bataille, et tombaient sur sa grosse écharpe noire.

Sur les épaules de ce bonhomme aux allures sympathiques se tenait agrippé avec fermeté un petit singe laineux des montagnes. Sa fourrure tombante et très longue, était blanche et brune, couleurs de camouflage des pays enneigés. Nature aime se cacher. Il était très calme et semblait somnoler à moitié.

Cet homme que tous dans la cité appelait le philosophe, tourna la tête vers Shakti et ses amis et leur fit un signe de salut chaleureux. Sur quoi Gaëtan le laissa et vint rejoindre la compagnie et commença à parler... toujours de cette manière vieillie qui crissait à leurs oreilles :

- Mes amis, vous fîtes bien de m'envoyer au Renifleur ! J'argumentai pied à pied pour qu'il daignât vous recevoir, il a fallu que je ressasse les risques, et les rixes, que vous subîtes ce jour ! Que confiant vous acceptassiez cependant de ne monter que vous deux, Dio et Tio.

- Pourquoi ? dit Shakti vexée.

- Les risques et les risques ? répéta Dio songeur pour lui-même.

- Il lui serait agréable que tu marchandasses, « de pique », avec lui pour une expédition autrement plus lucrative. Fallait-il que je marchandasse, « de trèfle », à votre place?

- Non tu as raison, bon je comprends, eux ils ne savent pas le prix des choses, ils ne savent que courir en tous sens.

- C'est pas vrai ! Tu vois, là, je discutais affaire pour les psy-mufles de notre prochaine ascension.

- Tu m'en diras tant !

- Ce n'est pas moi qui aie peur de ces beaux animaux, je dis ça, je dis rien...

- Je n'ai pas peur ! C'est... Bon ! Allez-y moi je profite de la musique après tout !

Et Shakti de s'installer plus au fond de sa chaise, semblant profiter des percussions rythmées sans plus se soucier des deux jeunes hommes.

- Eh Messieurs ! Que vous n'omissiez pas l'étiquette pour la Dame de la Forêt-Bercée !

Tio et Dio s'exécutèrent en haussant les sourcils et en soupirant.

Gaëtan, assis désormais seul avec Shakti, aussi rêveuse que boudeuse, se mit à déclamer tout haut devant son verre :

- « J'eusse aimé qu'il y eût des choses qui valussent qu'on leur sacrifiât le plaisir. » a dit un homme de l'ancien monde.

Il but d'une traite son hydromel, tandis que Shakti, elle, lui faisait les yeux ronds d'étonnement, elle ne comprenait pas bien ce que voulait dire cette phrase.

Tandis qu'ils marchaient entre les tables Tio demanda :

- Tu as compris tout ce qu'il a dit ?

- Franchement ?! Je crois... enfin dans les grandes lignes... par contre cette histoire d'étiquette j'ai rien compris !

Le cœur de Dio battait à tout rompre à l'idée de croiser le regard de l'elfette. Dans l'escalier, les deux gardes firent mine de les contrôler, Ils n'avaient rien de visibles mais les deux compères ne dévoilaient jamais tout leur équipement. Dio arrêta enfin son ami avant le pallier.

- Attends. Comment je fais si elle est là, si elle me parle ! et que je me transforme à nouveau en la voyant ?

- Et bien... euh, ne la regarde pas.

- C'est dur... je n'ai qu'une envie c'est...

- Ecoute mon chaud lapin, t'as envie de te faire transformer en « lapin » de laboratoire, ou de rat si tu préfères, parce que c'est comme ça que tu vas finir frangin !

- Vu comme ça oui...

- Alors regarde ailleurs ou par terre le temps qu'elle s'en aille.

Ils passèrent les arches de bois et entrèrent dans la salle. Dio fit un effort pour ne regarder que les grosses lames de parquet. Tio, lui, vit la fin d'une transaction étonnante.

Beyond 42Où les histoires vivent. Découvrez maintenant