Zéro

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Le minuscule réduit qui me servait d'appartement commençait à prendre des airs de catastrophe nucléaire. Je jetai un regard noir aux sous-vêtements et aux tenues crasseuses en espérant qu'ils finiraient par comprendre que leur place n'était pas au sol, mais dans le bac à linge et en route pour la laverie. Sans succès. Des cartons de repas livrés à domicile se décomposaient lentement dans l'évier en compagnie de gobelets en plastique. Si ça continue, je vais pouvoir faire une croix sur ma caution, songeai-je avec amertume. Trois semaines de sorties et de débauches diverses avaient largement entamé les économies que j'avais faites en travaillant sur le Saint-Jean.

Mes pensées s'égarèrent un moment du côté du vaisseau et de mes anciens camarades de bord. S'il s'en tenait à sa boucle habituelle, le Saint-Jean devait être à mi-chemins de la station Pittsburgh à l'heure actuelle — quelle idée d'avoir fait tous ces efforts pour quitter ce puit de gravité moribonde qu'était la Terre pour se dépêcher de donner le nom d'une ville américaine à une station — avec à ses cales pleines d'un délicieux alcool de champignons, spécialité de Old City, ainsi que quelques une de nos meilleures drogues récréatives. Ses banques de données seraient remplies jusqu'à la gueule de milliers de téraoctets d'informations : courriers, brevets, données financières. Les battements du cœur virtuel de l'humanité. Le transport des données à titre gracieux faisait partie des obligations imposées par la Ligue à tous vaisseaux civils effectuant des trajets entre les différents Anneaux. Aucun capitaine saint d'esprit n'aurait pris le risque de se dérober aux ordres de la Ligue. Pas s'il tenait à conserver son vaisseau en un seul morceau. Putain de chevaliers blancs !

Depuis les incidents sur Babylone, NeoRome et Espérance, la Ligue s'était lancée dans une vaste campagne civilisatrice. Bien sûr, de nombreuses planètes et encore plus de stations avaient protesté. Souvent avec violence. Personne n'aimait voir une puissance étrangère venir mettre son nez dans ses affaires. Lorsqu'il était apparu évident que personne n'avait l'intention de laisser la Ligue dicter sa loi, celle-ci avait changé d'approche. C'est ainsi qu'était apparu les Traqueurs : des soldats élevés en cuve et surmodifiés. Avec leur visage d'ange génétique, ils s'étaient lancés à l'assaut des principales stations et colonies de l'opposition. Au bout de seulement un an de guerre, il était acquis qu'aucune des forces spatiales, qu'elles appartiennent aux consortiums terriens ou aux stations, n'étaient en mesure de se dresser contre les troupes de la Ligue. L'armistice fut signé deux semaines après la débâcle de Saturne : bataille durant laquelle les trois quarts de la flotte terrienne avaient été décimés. Aujourd'hui, les Traqueurs se baladaient librement dans tous les systèmes et n'hésitaient pas à arrêter, mutiler et tuer (pas toujours dans cet ordre) tous ceux qu'ils considéraient avoir enfreint leurs sacro-saints principes moraux. Rien de plus qu'une bande de fanatiques transgéniques.

J'attrapais un joint à moitié fumé dans le cendrier et le portais à mes lèvres. J'aspirais une profonde bouffée et la gardai une longue minute avant de l'expulser par les narines. Le recycleur crachota en aspirant la fumée âcre. Je me levai en essayant d'oublier l'appartement qui tournait autour de moi. Une seconde aspiration sur le mégot et le monde reprit un aspect un peu plus supportable. J'activai mon infosys et consultai la liste des messages en attente. Un seul. Cela avait quelque chose de déprimant. Il s'agissait d'une convocation dans les bureaux de l'OCS.

Quelque part dans l'un des ordinateurs de l'Office des Contrats stellaires, mon nom devait s'être mis à clignoter. Au vu de la mine maussade de ma ligne de crédit, n'importe quel contrat serait le bienvenu. La convocation était pour aujourd'hui à 15 heures. J'ignorais s'il s'agissait d'un nouveau contrat sur un vaisseau marchand et si oui, combien de temps je serais absent de Old cette fois. Mais avant de me rendre au rendez-vous, je devais régler une affaire que je repoussai depuis trop longtemps. Une exploration minutieuse de la catastrophe atomique qui me servait d'appartement me permit de dégoter des vêtements à l'aspect vaguement propre. Le t-shirt sentait la fumée froide et le jeans était couvert de taches suspectes. J'admirais l'effet dans la glace. Un vrai clochard, mais cela devrais faire l'affaire. Je vérifiai que je n'avais laissé aucun joint allumé dans le cendrier. Je n'avais pas les moyens de payer les réparations si jamais je boutais le feu à l'immeuble.

Point ZéroOù les histoires vivent. Découvrez maintenant