Chapitre 1 - Une Journée de plus en enfer

823 62 62
                                    

La sonnerie agressive où se mêlaient les percutions furieuses et le son des cordes électriques saturées s'éleva une nouvelle fois en envahissant la chambre.
Cela aurait réveillé n'importe qui et l'aurait forcé à se lever, ne serait-ce que pour couper cette musique trop violente dès le matin, mais Eléa se retourna de l'autre côté en grognant, l'oreiller sur le crâne. Elle qui avait justement choisi cette sonnerie pour être certaine de quitter son lit et de s'atteler à une nouvelle journée supplémentaire, cela ne suffisait visiblement pas, elle était trop obstinée pour que ça fonctionne, apparemment.
Ce n'était pas  qu'elle souhaitait encore dormir en grappillant quelques heures de sommeil, même si il était vrai qu'elle apprécierait une grasse mâtinée, mais car elle ne voulait pas affronter encore tout ce qui l'attendait, tout ce qu'elle devrait encore supporter les dents serrées et les poings fermés à s'en briser les phalanges.
Elle n'en avait pas le courage.
Rien qu'à l'idée de devoir, comme tous les jours, se préparer par automatisme pour ensuite plonger au cœur des insultes et des remarques innocemment blessantes, elle avait envie d'appuyer davantage son oreiller sur son visage pour s'étouffer avec.
Lorsque la motivation n'y était pas, c'était très difficile de trouver le courage de se battre, ni rien d'autre, seulement de s'enterrer sous ses couvertures, comme ce jour-là.
Écoutant donc cette motivation sérieusement manquante, Eléa s'apprêtait à le faire et à "oublier"de se lever, même si le prétexte qu'elle n'avait pas entendu son réveil serait difficilement crédible puisque la musique avait fait vibrer tous les murs de la petite maison.
Cependant, elle n'eut guère le temps de poursuivre ce plan de persévérer dans cette absence de courage de toute manière car on frappa plusieurs coups contre la porte de sa chambre en l'appelant :

« Eléa ! Lève toi ! Tu vas encore être en retard ! »

Suite à cette invective, des pas s'éloignèrent.
La jeune fille jeta son oreiller au pied de son lit dans un grommellement.
Pourquoi sa mère ne pouvait-elle pas comprendre qu'elle ne désirait plus subir l'enfer jour après jour, même si elle ne se laissait pas toucher, et affronter les regards haineux, que certains jours, elle n'en pouvait plus ? Certainement car elle ne lui en disait rien, ne souhaitant pas l'inquiéter pour qu'elle ne provoque pas un scandale en tentant de la protéger, et elle n'était pas du genre à se plaindre ni à craquer devant des gens.
De toute manière, sa coquille lui évitait de trop souffrir de tous ces désagréments. Inutile qu'elle s'empoisonne l'existence avec des apitoiements sur son sort, c'était déjà bien assez compliqué sans qu'elle n'en rajoute elle-même.
Alors, avec un soupir et en convoquant tout son courage, se préparant à la journée qui arrivait et qui ne différerait guère des précédentes – celui ayant affirmé que les jours se suivaient mais ne se ressemblaient pas était un parfait idiot trop sûr de lui – Eléa se redressa, laissant sa couverture retomber sur ses jambes.
Déjà lassée, elle passa une main dans ses cheveux en dénombrant une partie des épis qui s'étaient formés durant la nuit, rien qu'une brosse ne pourrait arranger.
Se tournant sur le côté, elle saisit son téléphone posé sur la table de chevet à côté d'elle pour déconnecter la sonnerie de son réveil,qui continuait à chanter. Finalement, c'était peut-être pour ça que sa mère était venue lui ordonner de se lever, pour qu'elle arrête cette musique qui lui donnait certainement la migraine dès le matin.
Par égard pour les tympans de sa tendre génitrice, la jeune fille attrapa ses écouteurs qu'elle vissa dans ses oreilles après les avoir branché à son téléphone. Là, elle remit sa musique sans se méfier du volume qu'elle augmenta jusqu'à ce que l'instrumental la coupe du reste du monde. C'était sa manière de s'isoler et de donner moins de prise à ce qui l'entourait.
Sa coquille à présent en place, Eléa alluma la lumière en appuyant sur interrupteur à côté de son lit. L'ampoule suspendue au plafond diffusa une forte lumière qui agressa les rétines de la jeune fille, qui étaient restées dans l'ombre depuis la veille, et éclaira sa chambre.
Le lit était tout contre la porte dont il était séparé seulement par la petite table de chevet qui soutenait une lampe, son livre en cours, sa base pour charger son téléphone et son horloge digitale qui annonçait sept heures quarante-cinq.
Il allait falloir qu'elle se presse.
Sans attendre davantage, elle repoussa sa couverture et se mit debout.
Elle fit quelques pas pour se diriger vers son grand placard aux portes coulissantes blanches,qui occupait tout le mur est, et elle se prit les pieds dans son tapis en poiles rouges synthétiques.
Titubante, elle se rattrapa à son bureau en contre-plaqué qui, lui, longeait la moitié du mur ouest en débordant un peu sur la large fenêtre.
Se reprenant en décidant de faire les choses dans l'ordre, elle commença par ouvrir les volets. Le bois étant vieux et gonflé par l'humidité, les battants coinçaient et elle eut besoin de donner un coup de poing contre, qu'elle entendit à peine, étouffé par la musique dans ses oreilles, qui eut raison de leur résistance.
Ainsi, la faible lumière du tout début de mâtinée rejoignit celle émise par l'ampoule électrique. Se sentant donc un peu plus réveillée, elle atteignit son placard sans encombre. Ouvrant l'une des portes, qu'elle envoya cogner contre le mur de l'autre côté, elle s'empara de plusieurs vêtements qu'elle jeta sans considération sur la chauffeuse au pied de son lit, puis, laissant le placard ouvert, elle les récupéra et quitta sa chambre en refermant la porte d'un coup de pied.
Elle se retrouva dans l'étroit couloir menant à la pièce à vivre.
Sa chambre était tout au fond, celle de ses parents étant sur le mur de gauche et celles des toilettes et de la salle de bain sur celui de droit, côte à côte.
Ce fut vers celle-ci qu'elle se dirigea en chantonnant les paroles de la chanson qui passait dans ses écouteurs dans un anglais approximatif. Elle s'y engouffrait lorsque son beau-père sortit de sa chambre, ses cheveux noirs aussi ébouriffés que les siens.
Elle sut qu'il la saluait par l'habitude mais, sinon, ses mots furent avalés par la musique diffusée dans ses oreilles. Elle lui répondit d'un signe de la main, polie et appréciant les efforts qu'il faisait à son égard.
Ce qui ne l'empêcha pas de claquer la porte de la salle de bains dans son dos, ne s'étant jamais montrée particulièrement délicate et encore moins le matin alors qu'elle n'avait aucune envie de supporter une de ces journées.
Les paupières légèrement plissées, gênée parles lampes plus puissantes au-dessus du miroir, elle posa ses affaires sur le couvercle du panier à linge sale et se débarrassa du t-shirt trop grand et informe avec lequel elle dormait, le laissant tomber au sol.
Luttant contre son envie d'abandonner le peu de courage qu'elle avait réunit pour retourner se coucher et éviter de subir les habituelles brimades pour une journée, elle s'habilla en commençant par ses sous-vêtements, brassière et culotte noires basiques, puis sa tenue : t-shirt blanc, short rouge sur une paire de collants noirs et une veste en toile également noire.
Passant à ses ablutions, elle s'aspergea le visage d'eau froide, se réveillant un peu davantage.
Après s'être essuyé avec une serviette, elle s'occupa de ses cheveux en commençant par défaire les nœuds s'y trouvant.
Comme ils étaient courts, cela ne lui prit pas beaucoup de temps et elle prit ensuite une bonne dose de gel sur ses mains qu'elle passa dans ses mèches, les relevant en les ébouriffant en tous sens. Pour terminer sa coiffure, elle vérifia que sa frange, qui retombait sur le côté gauche de son front,qu'elle trouvait trop grand, était bien lisse.
Un peu de teinture couleur cassis s'était déposé sur ses doigts lorsqu'elle les avait passé dans ses cheveux, teinte dans laquelle elle les colorait à la place de son châtain foncé d'origine. Sa mère lui disait que cette couleur ne contribuait pas à la faire passer inaperçue et n'aidait pas à sa discrétion. Ce à quoi Eléa répondait toujours qu'elle préférait qu'on la remarque pour sa coupe extravagante que pour ses yeux, qu'elle souligna d'un trait de crayon noir.
Ayant terminé, elle fixa le reflet que lui renvoyait le miroir, celui d'une fille de dix-huit ans, que même les semelles compensées ne permettaient pas de grandir et de faire passer sa petite taille pour autre chose qu'un mètre cinquante-deux, à la peau couleur pain d'épices doré, au nez retroussé aux narines rondes légèrement épatées qui s'accordait avec sa petite bouche délicatement charnues, en bouton de rose comme disait sa mère, qui avait d'ailleurs presque la même. Structurant son visage, ses pommettes étaient hautes sans être saillantes et son menton en légère pointe. Pour terminer, ses yeux,qu'elle ne souhaitait donc pas qu'on remarque, même si c'était perdu d'avance puisqu'ils étaient grands aux commissures ouvertes mais, surtout, ils étaient rouges, d'un rouge sang profond qui la désignait d'office comme ce qu'elle était.
L'appellation variait selon la personne et il n'y en avait d'ailleurs aucune une officielle à leur donner, à elle et ceux comme elle. Cela allait de magiciens à monstres, en passant par sorciers ou encore anomalies ambulantes, erreurs de la nature.
Eléa en avait tellement entendu.
Quoi qu'il en était, certaines personnes naissaient avec un pouvoir, don ou malédiction selon la chance de la personne.
En faisant partie malgré elle, Eléa s'était renseigné et elle savait qu'il y avait vingt types différents de magie et une couleur d'iris pour chaque mais elle ne les connaissait pas avec exactitude. D'ailleurs, elle s'en moquait.
Les seules connaissances dont elle avait besoin était que sa vie était impossible à cause de cela. Du moins, c'était les autres qui se plaisaient à lui rendre l'existence impossible à cause de son regard, de ce qu'elle était.
Elle avait eu moins de chance que ceux qui venaient au monde avec une couleur plus passe-partout que le rouge.
Mais comment en vouloir aux autres ?
Ils étaient seulement effrayés car ils ne comprenaient pas or, le mélange de peur et d'incompréhension engendrait la méfiance et la méfiance créait la méchanceté.
Eléa s'en moquait bien. Il lui arrivait même de vouloir les voir crever, tous autant qu'ils étaient. Elle, elle ne voyait que la cruauté lorsqu'on la noyait à moitié, la tête dans la cuvette des toilettes du deuxième étage du lycée, lorsqu'on jetait ses vêtements pendant les cours de sport, qu'une cigarette jetée dans son casier y mettait le feu, qu'on lui crachait et lui lançait des mégots dessus et encore bien d'autres humiliations trop longues à énumérer.
C'était la même chose tous les jours.
Comment trouver le courage de se lever pour affronter tous les jours, les uns après les autres, la même épreuve qu'il fallait supporter sans rien dire ?
Peut-être aurait-elle pu se défendre, faire cesser ces saloperies qu'elle subissait mais elle était seule contre tous, les choses ne feraient qu'empirer.
Quant à ses pouvoirs, les utiliser serait stupide.
Pour commencer, elle ne les maîtrisait pas et ils risqueraient de causer d'immenses dégâts si ils échappaient à son contrôle. Sans compter que ce serait confirmer les craintes de tous ses bourreaux, prouver qu'elle était dangereuse et donner raison à tous ceux qui clamaient qu'il fallait brûler les sorciers, comme au Moyen-Âge. Eléa désirait seulement que l'idée ne vienne pas à ses camarades de classe. Ils en seraient capables.
Tous ça pour une question de couleur de regard, de différence qui ne s'expliquait pas.
La voix de sa mère qui cria son nom, couvrant momentanément le son de la batterie dans ses oreilles, la fit sursauter en la ramenant à la réalité.
La jeune fille inspira profondément pour s'encourager et sortit de la salle de bains.
Elle affronterait cette journée comme toutes les précédentes, en perfectionnant son apnée, apprenant à gérer les incendies et éviter les projectiles, le tout en tenue de sport et, le soir, elle rentrerait et annoncerait que tout s'était bien passé sans rien à signaler.
La musique se déversant toujours dans ses oreilles, elle remonta dans le petit couloir pour déboucher dans la pièce à vivre, le coin salon se trouvant dans le coin gauche et la cuisine étant séparée du reste par un bar.
Eléa le contourna pour venir s'installer en face de son beau-père, qui lui adressa un sourire tiré.
Même après dix ans de vie de famille, il était toujours crispé en sa présence. Il fallait dire qu'il avait déjà expérimenté l'explosion de son pouvoir et que ça lui avait laissé un mauvais souvenirs mais, à lui, Eléa ne lui en voulait pas.
À l'inverse de beaucoup d'autres, il l'acceptait comme elle était et il avait été le premier à lui dire que ce n'était pas à elle de changer mais aux autres de s'adapter, ce qui l'avait grandement aidé à s'assumer et à ne pas se détester elle-même.
Sa mère lui servit une généreuse portion d'œufs brouillés aux tomates accompagnés de pain de mie grillé. Eléa remercia sa mère de toujours préparer un petit déjeuner aussi consistant car, pour diverses raisons, cela arrivait souvent qu'elle soit obligée de faire l'impasse sur son repas de midi. Ce que, évidemment, elle taisait.
Sa mère faisait toujours beaucoup pour le premier repas de la journée tout simplement parce qu'elle en avait prit l'habitude.
S'asseyant face à Eléa, elle remarqua les écouteurs dans les oreilles de sa fille et lui fit signe de les retirer. S'exécutant,la jeune fille posa son téléphone à côté d'elle sur la table et plongea sa fourchette dans ses œufs qu'elle remua un peu avant de les avaler.
D'une oreille distraite, elle écouta ses parents discuter tranquillement sur le déroulement de la journée, ce qu'ils avaient à faire et à quelle heure ils devraient rentrer, sans y participer, observant plutôt.
Ils étaient la famille parfaite réunie autour d'un bon petit déjeuner avant d'attaquer la journée : la mère, qui partageait de nombreux traits physiques avec sa fille, le beau-père qui craignait les pouvoirs de la dite fille qu'il aimait pourtant comme la sienne et une magicienne. Irina et Patrick Alekor et cette anomalie d'Eléanora Sergan, qui portait le nom de jeune fille de sa mère, n'ayant pas prit celui de son beau-père.
Un œil sur l'écran de son téléphone lui apprenant qu'elle était officiellement en retard, elle ne s'affola pas plus que ça, quelques minutes de moins au lycée ne pouvant qu'améliorer sa journée, mais le regard éloquent que lui adressa sa mère, les sourcils levés sur son front, lui indiqua qu'elle n'était pas vraiment du même avis.
Se pressant donc, pour satisfaire sa tendre génitrice, elle engloutit son assiette, se condamnant à des crampes d'estomac, ce qui serait le moins problématique dans cette journée qui s'annonçait, comme toujours, fantastique.
Mâchant encore, elle se leva, salua ses parents et alla récupérer son sac. Elle le passa sur son dos, enfila ses mitaines en simili-cuir noir et s'empara de ses clés dans la coupe posée sur le buffet à côté de la porte.
Un geste d'au revoir à sa famille, la main dressée derrière elle,et elle claqua la porte dans son dos, se retrouvant dans la rue résidentielle en légère pente aux maisons de formes et de couleurs variées.
Enfonçant de nouveau ses écouteurs dans ses oreilles et,suivant son petit rituel matinal, lança la même chanson que tous les jours pour l'accompagner jusqu'au lycée, parcourant toujours le chemin à pieds, toute à son autonomie, à savoir Monster de Skillet. Elle trouvait cela ironiquement encourageant et, étrangement, cette musique lui mettait du baume au cœur alors qu'elle marchait vers son enfer personnel.
Ce n'était tout de même pas donné à tout le monde d'avoir un enfer rien qu'à soi et prévu pour sa seule personne.
Elle aurait préféré se passer de ce privilège mais, si elle avait eu le choix, elle ignorait si elle aurait changé, si elle aurait abandonné ses yeux rouges et cette particularité qui poussait la grande majorité de ceux qui l'entouraient à la brimer, à s'efforcer de rendre sa vie aussi insupportable que possible, de lui donner envie de la quitter.
C'était une part de ce qu'elle était, même si il s'agissait d'une part qu'elle laissait en sommeil, enfermée tout au fond d'elle et dont la seule manifestation extérieure était son regard de sang. Lorsque la journée se faisait particulièrement rude avec des sévisses plus prononcés qu'habituellement, elle souhaitait ardemment se débarrasser de cette différence mais, ensuite, elle se calmait, prenait du recule et trouvait qu'il s'agissait d'une idée stupide.
Ne serait-ce pas comme s'arracher un bras ?
Eléa ne le savait pas mais, de toute manière, la question ne se posait pas. Il n'y avait aucun moyen de séparer un magicien de son pouvoir. En fait, l'unique solution qu'avaient trouvé certains pour échapper à une vie de discrimination était le suicide, avec des chiffres toujours en hausse chez les détenteurs de pouvoirs mais, bon, ils le faisaient eux-mêmes maintenant. Le gouvernement ne se chargeait plus de les faire flamber.
Ce qui ne signifiait pas pour autant que les autorités se sentaient plus concernées par le sort des sorciers. Les aides étaient minimes et bien souvent privées, tout comme les mouvements anti-magiciens, anti-monstres au potentiel de nuisance incroyablement élevé et qui n'attendaient qu'une chose pour détruire le monde tel qu'on le connaissait pour y asseoir leur suprématie et dont il fallait supprimer la menace avant qu'elle ne se déclare véritablement. Du moins, d'après eux.
Personnellement, Eléa n'avait aucun rêve de suprématie. Elle voulait seulement qu'on la laisse tranquille, n'en espérant pas tant que d'avoir des amis, juste un peu de paix. Sauf que, apparemment, ce ne serait pas pour les prochains jours.
Au milieu de la rue, à quelques mètres de chez elle seulement, sur le haut mur en crépis beige qui coupait un jardin du trottoir, des affiches au slogan anti-magiciens avaient été placardées. Charmante attention de la part de ces mouvements.
La rumeur d'une sorcière dans la ville s'était rependu rapidement dans leur bourgade dès son entrée en maternelle et, depuis, elle était devenue coutumière des regards intrigués ou fortement désapprobateurs mais, là, il s'agissait d'un tout autre niveau. Des militants venaient jusque dans sa rue pour l'insulter et la condamner sur du papier de mauvaise qualité.
Curieuse et, puisque sa mère ne se trouvait plus là pour la rappeler à l'ordre en lui signalant que son retard ne faisait que croître, Eléa traversa la rue déserte, à cause de l'heure où la majorité des personnes était déjà partie pour sa journée de travail, alors qu'elle continuait à s'attarder un maximum, dans cette rue qui n'était guère passante de toute manière, pour s'approcher de ces trois affiches les unes à la suite des autres.
Peut-être qu'elle pourrait y apprendre des choses sur elle-même et sa nature.
Un sourire moqueur, se rapprochant davantage d'un rictus, étira ses lèvres alors qu'elle contemplait ce chef-d'œuvre de communication.
Sur un fond bleu sentant terriblement le montage, un homme entre deux âges se tenait avec une posture de sauveur alors qu'un texte en lettres blanches énuméraient une bonne dizaine de termes péjoratifs comme danger, impureté, erreurs, menace, qui se terminaient par le mot magiciens en une police plus large. Le slogan s'étalait sur le bas de l'affiche "commençons la lutte pour la sûreté de notre monde". Eléa secoua la tête de gauche à d'autre.
Quelle déception !
Elle connaissait déjà tous ces faits que son existence mettait en contradiction car, de son point de vue, c'était les autres qui la menaçaient mais certainement était-ce qu'elle ne voyait pas le danger qu'elle représentait alors qu'elle tentait de respirer, la tête plongée et maintenue dans la cuvette.
Une certaine colère la saisit alors qu'elle songeait à tout ce qu'elle affrontait jour après jour et que c'était tout de même elle qu'on accusait et, visiblement, elle était la seule à ressentir cela comme ce que c'était : une injustice.
Ayant besoin de l'extérioriser et prise d'une envie de vengeance, elle arracha l'une des affiches dont seule la moitié lui resta dans les mains, le reste étant trop badigeonné de colle pour se détacher du mur.
Un grincement de volets dans son dos la tira de ses pensées.
Se retournant, elle avisa sa voisine retraitée qui, la remarquant, l'observa comme si elle était une salissure sous sa chaussure avant de refermer la fenêtre et d'en tirer sèchement les rideaux en broderie.
Visiblement, et malgré son désaccord, les idées de ces mouvements n'avaient guère de difficultés à passer auprès des habitants de leur petite ville.
La jeune fille ferma les yeux et prit le temps de longuement inspirer et expirer profondément pour chasser la boule de colère qui était remontée dans sa gorge.
Même avec toute la légitimité qu'elle aurait à être furieuse pour tout ce qu'on lui faisait subir, elle s'efforçait de fuir et de résister à toutes formes de colère car,sous le coup de cette émotion, les murs derrière lesquels elle avait apprit à contenir ses pouvoirs se faisaient moins efficaces et sa magie était bien plus susceptible de jaillir hors de tout contrôle.
La fois où cela était arrivé, à ses dix ans, et où son beau-père en avait pâtit, lui avait prouvé qu'elle ne devait pas céder et garder la maîtrise de son pouvoir, même si maîtrise était un bien grand mot puisqu'elle se contentait de le laisser là où il était sans s'en approcher.
Parvenant donc à se calmer et à reconstruire ses défenses autour de sa magie, elle se détourna du mur aux trois affiches, dont la première était à présent déchirée sur sa moitié supérieure, et baissa ensuite le regard sur le morceau qu'elle tenait toujours entre ses mains. Le froissant, elle se rendit jusqu'à la poubelle à quelques mètres pour l'y jeter.
Cela ne changerait pas grand chose,absolument rien en fait, mais, ça avait au moins le mérite, de soulager un peu ses nerfs avant sa journée de cours.
S'apercevant que la chanson qu'elle avait lancé en partant de chez elle était terminée depuis plusieurs minutes déjà, elle vérifia l'heure sur l'écran de son téléphone et constata qu'elle était vraiment en retard. Elle haussa les épaules.
Pour elle, une heure de retard était une heure où elle pouvait respirer librement, une heure de souffrance en moins, alors, en un sens, elle s'en sentait soulagée.
Décidant tout de même de ne pas trop exagérer, elle glissa de nouveau son portable dans sa poche avant de se remettre en route.
Ce qu'elle ne fit pas car un juron non loin d'elle lui fit tourner la tête vers un autre de ses voisins, un jeune homme qui avait la chance que la rentrée en université soit plus tardive et qui vivait chez ses parents en attendant, parents qui étaient d'ailleurs les propriétaires du mur ayant servit de panneau de propagande.
Eléa se sentit satisfaite de découvrir qu'elle n'était pas la seule à se sentir dérangée par ces affiches.
Ne bougeant pas, elle regarda le jeune homme s'efforcer de les décoller, sans beaucoup plus de succès qu'elle.
Percevant ses yeux rouges sur lui, il se retourna pour la trouver à quelques mètres de lui, un peu plus haut dans la rue. S'en sentant mal-à-l'aise, les traits crispés, mais semblant également compatir, il la salua d'un hochement du menton auquel elle ne répondit pas.
À la place, elle fit volte-face pour reprendre son chemin, le visage fermé, en augmentant encore le son dans ses écouteurs.
La pitié ou la haine.
Était-ce donc tout ce qu'elle pouvait inspirer à autrui ? Ne pouvait-ce pas être simplement une considération ordinaire, comme si elle était normale ?
Apparemment, non.
De toute manières, ce n'était pas elle qui en décidait. Quel que soit son attitude, ce serait toujours pareil. Les gens verraient toujours en elle exclusivement une magicienne qui pouvait se révéler dangereuse et elle ne pouvait pas influencer leur comportement à son égard.
Ne se pressant toujours pas en laissant la musique chasser toutes ses préoccupations, ses appréhensions et remplacer toutes ses pensées par son rythme, elle fini tout de même par quitter sa rue après de très longues minutes à s'attarder autant que possible.
Elle se retrouva à un carrefour organisé par un rond point fleuri.
Quelques voitures l'empruntaient et personne ne la laissait traverser pour gagner l'autre côté du large croisement.
Ce n'était pas seulement des brimades quotidiennement reproduites qui empoisonnaient son existence et la laissait vide de toute motivation au levé mais également ce genre de petites impolitesses fort agaçantes qui lui faisaient bien comprendre que personne ne voulait d'elle ici. Elle se moquait bien de ce que ces gens pouvaient penser. Elle n'avait pas à s'excuser pour ce qu'elle était, surtout qu'elle ne l'avait nullement choisit, mais à eux de faire avec, ce qu'ils ne paraissaient guère disposés à comprendre et appliquer.
Comme elle ne compter pas patienter des heures qu'il n'y ait plus d'automobilistes ou qu'on daigne la laisser passer, elle se jeta sur le passage clouté, forçant le conducteur qui arrivait à freiner violemment. Elle vit l'homme l'invectiver copieusement à travers son pare-brise et certainement pas en termes très élogieux. Eléa résista à la très forte envie de tendre son majeur et atteint l'autre côté du carrefour en se contentant de hausser toujours plus le volume dans ses écouteurs.
Elle remonta une autre rue sur la moitié environ pour tourner vers le nord-est de la ville, passant non loin du centre, força le passage à un autre rond-point, suivit un trottoir recouvert de graviers jusqu'à la haute façade de verre dont elle poussa la porte, également de verre, après avoir monté quelques marches en béton gris, et entra dans son enfer.




Les Yeux du Pouvoir - Tome 1 : Rouge Sang  [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant