Chapitre 29 - Heure de visite

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Le haut-parleur encastré dans le plafond du train annonça en grésillant légèrement que le prochain arrêt serait plus long que prévu en raison d'une petite avarie technique qui serait rapidement réglée.
Gabriel hocha le menton alors qu'il entendait le passager installé sur le siège derrière lui grommeler contre la compagnie de transport ferroviaire. Ce retard ne dérangeait pas le jeune homme roux. Au contraire, ce temps d'arrêt supplémentaire leur permettrait de descendre tranquillement bien qu'il se doutait que décharger leurs deux sacs ne nécessitait que peu de temps mais ce serait tout de même plus confortable que d'avoir à se presser.
En attendant d'arriver à destination, Gabriel reporta son regard sur le paysage défilant de l'autre côté de l'épaisse vitre en remuant doucement son épaule gauche ankylosée par le poids de la tête d'Eléa, endormie depuis une heure.
Il glissa un regard sur elle en souriant doucement avant de venir de nouveau sur l'extérieur, fasciné. En effet, il ne s'était que rarement aventuré hors de l'enceinte de l'institut Belforde, les occasions ne se présentant guère et sa présence y étant requise, et il n'avait non plus jamais quitté Saint Théophile des Mines. Il ne connaissait rien d'autre que ces bâtiments en briques brunes.
C'était donc avec curiosité qu'il observait ce qui apparaissait de l'autre côté de la fenêtre. Pour une fois, c'était lui qui était déstabilisé et ne connaissait pas ce qui l'entourait, l'environnement où il évoluait. Certes, il connaissait évidemment toutes ces choses mais uniquement indirectement, que ce soit à travers les livres, la musique, la télévision ou Internet mais, aujourd'hui, c'était la première fois qu'il les expérimentait. Ainsi, jamais il n'avait prit le train et ne s'attendait pas à ce que ce soit comme il le ressentait actuellement, un bercement alors que le paysage défilait.
Jamais non plus il n'avait directement pu admirer les étendues des champs, les petits villages se succédant, les montagnes creusées de tunnels. Son émerveillement avait été refroidi lorsqu'il avait constaté qu'Eléa ne le partageait guère, à tel point qu'elle s'était finalement endormie contre lui. C'était simplement qu'elle avait plus l'habitude de tout cela que lui.
À cette réflexion, c'était presque à croire qu'ils venaient de deux mondes différents. Ainsi, il s'apercevait que, enfermé bien à l'abri à l'institut qui le protégeait des haines et des intolérances, il avait été coupé du monde et de sa course dont il n'avait pas la sensation de faire partie alors qu'il contemplait pour la première fois de ses propres yeux tant d'éléments banals qui n'émouvaient que lui.
Un exemple parlant était que ce serait également la première fois qu'il dormirait ailleurs que dans une chambre du dortoir et qu'il se trouverait dans un foyer ordinaire, comme ceux que tous les enfants habitaient. Lui n'avait toujours connu que l'institut Belforde, tout comme il ignorait comment pouvait fonctionner un tel endroit.
Ce qui expliquait certainement l'appréhension qui lestait son estomac de plomb actuellement, surtout alors que leur destination ne cessait de se rapprocher. C'était un peu pathétique d'être ainsi dérouté et impressionné par la normalité de l'extérieur. Après tout, il n'était pas encore trop tard pour découvrir toutes ces choses qui le fascinaient et il accordait confiance à sa faculté d'adaptation, bien qu'il ne l'ait jamais testé. Il pouvait également compter sur la présence d'Eléa.
D'ailleurs, il faudrait que la jeune fille se réveille. La gare apparaissait par la fenêtre du wagon. Avec douceur, il referma la main sur l'épaule de la jeune fille et la secoua sans violence, la tirant délicatement du sommeil. Eléa grogna en fermant les paupières avec force et remuant puis, Gabriel insistant, elle ouvrit les yeux en les posant directement sur le jeune homme face à elle.
Il put voir son aura enfler et s'affoler à cause de la proximité qu'elle avait inconsciemment instauré en dormant. S'efforçant de ne rien montrer, bien inutilement donc, elle se redressa, s'écartant de Gabriel, qui ravala une moue déçue pour privilégier son masque au sourire artificiel.
L'esprit encore quelques peu embrumé par le sommeil tout juste retiré, la jeune fille regarda autour d'elle, un peu déstabilisée, avant de se souvenir d'où ils se trouvaient et pour quelles raisons, surtout lorsqu'elle avisa la gare de sa ville approcher. N'ayant donc pas besoin d'interroger Gabriel sur les causes de ce réveil, la jeune fille ne dit rien et, après s'être étirée, sous le regard violet de Gabriel, elle se leva, suivie de Gabriel.
Ce dernier récupéra leurs deux sacs rangés en hauteur, à la fois par galanterie mais également car Eléa était trop petite pour atteindre le rangement prévu au-dessus des rangées de sièges. Remontant l'allée du wagon, ils se dirigèrent vers les portes où patientaient quelques autres passagers, agités par les secousses du train sur les rails.
Le véhicule ralentit peu à peu puis s'immobilisa en freinant assez brutalement, déséquilibrant ceux n'étant pas assis. Alors que les portes s'ouvraient dans un chuintement, Eléa rabattit la capuche de son manteau sur son crâne, masquant son regard rouge. Gabriel la regarda faire avec un sourcil arqué, remarquant que c'était bien ses yeux qu'elle cherchait à dissimuler mais, après quelques secondes de réflexions silencieuses, il jugea cette prévention logique.
En effet, bien qu'il n'en connaisse pas les détails, il savait, par Monsieur Belforde, qu'elle n'avait jamais été acceptée ou tolérée dans cette ville. Ce genre de protection était prévisible. Seulement, lui, il ne disposait pas de quelques chose pour cacher son regard de magicien, n'y ayant pas songé. Il connaissait pourtant le genre de réactions que la normalité pouvait avoir face à ceux comme eux mais il n'y avait pas réellement pensé en partant de l'école.
Il n'avait pas le réflexe de camoufler son regard anormal, n'ayant pas suffisamment expérimenté cette discrimination, protégé derrière les murs de l'institut, isolé du reste du monde, la seule existence qu'il connaissait. Il se traita mentalement d'idiot.
Comment avait-il pu ne pas y songer ?
Peut-être que, certes, il n'avait jamais été vraiment victime de violences liées à sa nature, à l'inverse d'Eléa, mais il était pourtant capable de prévoir les choses, de se douter des éventualités alors pourquoi ce détail lui avait-il échappé ? Était-ce la perspective de voyager seul avec Eléa et de loger chez elle qui l'avait ainsi troublé ? À moins que ce ne soit toutes ces interrogations sur le directeur et tout ce qu'il lui arrivait qui le préoccupaient trop.
Ne restait plus qu'à espérer qu'il n'ait rien omit d'emporter dans ses bagages.
À la suite d'Eléa, il descendit sur le quai goudronné en culpabilisant toujours pour son regard trop visible qui ferait repérer Eléa.
S'inquiétant de cela et des conséquences pour la jeune fille à cause des réactions des gens qu'ils pourraient croiser, sans compter qu'ils pourraient se faire identifier à cause de lui, il voulu lui proposer de se rendre chez elle séparément, chacun de son côté, mais il se ravisa à en faisant la remarque que cette idée était profondément stupide. En effet, il ne connaissait pas la ville, encore moins l'emplacement de la maison où ils étaient attendus alors il se contenta d'emboîter le pas à Eléa en portant leurs deux sacs, ayant refusé de rendre le sien à la jeune fille qui avait tendu la main pour le récupérer.
Traversant le halle désert et silencieux, la gare étant à l'échelle de la petite ville où elle se situait, ils sortirent sur le parvis. Le bâtiment se trouvait en haut d'une rue en pente, derrière un parking où étaient stationnés quelques véhicules.
S'immobilisant, Eléa promena son regard sur les alentours, étreinte par une étrange sensation. Il lui semblait qu'elle observait une image, un tableau, appartenant à une époque révolue où retourner était impossible,une aquarelle identique à ses souvenirs alors que, elle, elle était différente. Certes, elle n'avait pas quitté cet endroit depuis longtemps, trois mois environs, mais elle avait beaucoup changé durant ce laps de temps.
Aujourd'hui, alors qu'elle revenait, elle avait commencé à s'ouvrir grâce à son nouvel entourage, elle était acceptée et appréciée et elle maîtrisait sa magie, peut-être pas autant qu'elle le souhaitait. Oui, elle était plus forte qu'au moment de ce départ. Sauf qu'elle n'allait pas parader au centre-ville en provoquant tous les opposants à la magie, à son existence, car elle avait prit conscience qu'elle avait la permission d'exister telle qu'elle était autant que toute autre personne, elle n'était pas folle.
Elle savait que les tensions exacerbées par l'incident avec Eve n'étaient pas retombées et qu'elles rampaient toujours dans les rues, prêtes à ressurgir et elle était presque seule face à elles et ne pourraient donc pas les affronter. Pour sa sécurité, il valait mieux faire profile bas et gagner rapidement la maison. Elle ne souhaitait pas non plus mettre Gabriel en danger.Impossible de deviner jusqu'où une altercation à but discriminatoire pouvait dégénérer.
Prudente, elle conserva donc le regard bas, uniquement concentrée sur sa marche et le chemin à parcourir, ignorant les regards sur elle.
La reconnaissait-on ?
Dans le doute, elle préféra accélérer, entraînant Gabriel derrière elle. Le jeune homme ne se plaignit pas, augmentant également la cadence de son pas, bien qu'il aurait souhaité s'attarder un peu pour contempler les parages et les rues qu'ils traversaient, intrigué et intéressé par ce genre de lieu qu'il ne fréquentait jamais ordinairement.
Quittant le centre-ville, qu'Eléa avait au maximum évité, effectuant quelques détours, qui leur avait également fait esquiver la pollution et les véhicules, ils s'engouffrèrent dans une rue résidentielle en pente. L'endroit était calme, certainement car la plupart des résidents occupaient leurs emplois respectifs en cette heure de la journée.
En suivant Eléa vers le bas de la rue, Gabriel remarqua de très nombreuses affiches et tracts placardés ou tapissant les trottoirs et tous arboraient des slogans anti-magiciens. La plupart semblaient dater de plusieurs semaines mais de plus récents se repéraient parmi eux. Il ne s'agissait pas de la seule rue où étaient visibles ce genre de revendications mais leur concentration était plus élevée ici. Cette constatation permit à Gabriel de déterminer que c'était ici que vivait Eléa. Cette dernière se fit la remarque que les militants avaient retapissé le quartier peu après son départ.
Il ne manquait plus qu'une étincelle pour que tout enflammer et faire exploser. Il allait vraiment falloir qu'ils s'attardent au minimum et règlent cette affaire au plus vite, pas seulement car Eléa ne désirait absolument pas aider Eve.
La jeune fille ralentit peu à peu, signalant indirectement à Gabriel qu'ils approchaient. Un sourire discret étira les lèvres d'Eléa sous sa capuche alors qu'elle avisait la façade de la maison de son enfance. Même si sa place n'était plus ici mais à l'institut Belforde parmi ses camarades et qu'elle était possiblement en danger dans cette ville, c'était plaisant de retourner dans le foyer qui l'avait protégé et où on l'avait aimé. Alors qu'elle parcourait les derniers mètres qui les séparaient encore de la porte, elle s'aperçut que la voiture de Patrick n'était pas stationnée le long du trottoir. Sans aucun doute se trouvait-il au travail, à l'inverse d'Irina, qui, évidemment avertie de leur venue par Monsieur Belforde, avait prit sa journée.
Eléa ressentit soudainement de l'appréhension, moins élevée que celle qu'éprouvait toujours Gabriel, accompagnée d'impatience alors qu'elle montait les deux marches du perron menant à la porte. Après tout, elle n'avait pas regagné la maison familiale depuis son entrée à l'institut Belforde puisque les violences à son encontre n'avaient pas déserté la ville et qu'elle souhaitait s'en protéger, elle ainsi que ses parents. Seulement, cette violence, qu'elle avait préféré éviter semblait l'avoir accompagnée à l'institut comme en témoignaient les meurtres. Au moins, elle ne la visaient pas directement, pour l'instant.
Chassant ces pensées, la jeune fille frappa quelques coups contre la porte. Cette manière de s'annoncer pouvait paraître étrange et singulière puisque c'était pour rentrer chez elle, dans son propre foyer, mais elle désirait faire la surprise de son retour à Irina, qui, bien qu'avertie, ne connaissait pas l'horaire exacte. En attendant qu'on ouvre, la jeune fille prit une grande inspiration pour apaiser son impatience alors que Gabriel se tordait les mains derrière elle, le cœur s'affolant de plus en plus alors que seulement quelques secondes les séparaient encore de l'installation chez Eléa, certes seulement pour deux nuits.
La porte s'ouvrit sans tarder sur une Irina qui poussa un cri de joie en découvrant sa fille, dont elle n'avait pas prévu l'arrivée si tôt, et elle la prit dans ses bras en la serrant contre sa poitrine, heureuse de la revoir. C'était en effet la première fois que la mère et la fille étaient séparées, qu'Eléa prenait de l'autonomie, et cela avait été plus difficile et douloureux pour Irina dont Eléa était le point d'encrage principal, son centre autour duquel sa vie avait longtemps gravité.
Eléa sourit en rendant son étreinte à Irina, rassurée de retrouver son odeur maternelle rassurante et réconfortante, qui lui rappelait que, quelles que soient les circonstances et le contexte, elle serait toujours aimée, protégée et en sécurité auprès d'une personne au moins. Redevenir une enfant qui avait besoin de sa mère pour quelques temps, quelques heures avant de se rendre à l'hôpital, était agréable et confortable.
Après plusieurs secondes de cette puissante étreinte maternelle, Irina se détacha d'Eléa et, la tenant à bout de bras, elle l'observa avec un large sourire, le sourire d'une mère.
Un sourire que Gabriel n'avait jamais pu admirer, un sourire que jamais on ne lui avait adressé,  lui qui n'avait pas même de famille, seulement un tuteur de plus en plus distant qui agissait de plus en plus étrangement, lui qui avait été abandonné devant les portes de l'institut alors qu'il n'était qu'un nourrisson. Éventuellement, il y avait Iris mais les souvenirs qu'il conservait d'elle étaient si lointains et imprécis que cela ne comptait pas réellement à ses yeux.
Le jeune homme revint au présent lorsque Irina prit la parole en tenant le visage d'Eléa,une main sur chaque joue :

Les Yeux du Pouvoir - Tome 1 : Rouge Sang  [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant