Chapitre 24 - Soupçonné innocent

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Raphaël ne s'était pas davantage attardé dans la chambre que partageaient Eléa, Roxanne et Marianne, emportant avec lui son ordinateur et les informations qu'il contenait et dont ils ne pourraient pas avoir connaissance.
Les autres n'avaient su que dire et avaient échangé des regards, ignorant que faire. Marianne réfléchissait, Lucille se mordillait la lèvre inférieure, Alana haussait les épaules et Léo jouait nerveusement avec ses dread locks décolorées.
Il fallait dire que cette soudaine réaction, en dehors de leur supprimer leur meilleur moyen d'acquérir des connaissances sur cette affaire avant de pouvoir réellement en obtenir, les surprenait tous. Premièrement, car ils ne comprenaient pas vraiment ce qui l'avait provoqué et la jugeaient assez excessive, et, deuxièmement, car personne n'avait encore jamais réellement vu Raphaël élever la voix et se mettre en avant, attirer l'attention ainsi.
Finalement et à l'avis général, qui se rangeait à celui de Lucille, ils avaient convenu d'abandonner cette idée un peu stupide de résoudre l'affaire eux-mêmes. Visiblement, ils n'en avaient pas les capacités, malgré ce qu'ils s'étaient permit de croire, ni la force de caractère ou les nerfs. Aucun n'avait songé au fait que ce qu'ils pourraient découvrir ne leur plairait pas, qu'ils risquaient d'apprendre des choses qu'ils ne voulaient pas connaître, que certaines personnes ne leur sembleraient plus les mêmes, que le meurtrier était peut-être plus proche d'eux qu'ils ne l'avaient imaginé.
L'idée était difficile à admettre. D'ailleurs, ils ne le souhaitaient pas. Découvrir des éléments sombres, des choses insoupçonnées, sur ceux qu'ils connaissaient ne leur plaisait pas. À présent, ils s'en apercevaient et regrettaient de s'être lancé dans cette histoire sans plus réfléchir. Ils ne pourraient plus jamais regarder Salim comme avant, seulement comme le jeune homme marginal qui refusait qu'on l'approche et qui les accompagnait pourtant presque toujours. Maintenant, ils songeaient à cette instabilité psychologique et ces instinct suicidaires décrits dans son dossier.
Personne n'avait jamais soupçonné de telles choses. Peut-être d'ailleurs que la cicatrice qu'il portait sur la joue avait causé lors de la tentative évoquée par ce même dossier, dont aucun n'avait jamais entendu parler.
Gabriel se souvenait que Salim était arrivé à l'institut à onze ans, le même âge auquel il aurait donc essayé de mettre fin à ses jours, il avait d'ailleurs été l'un des premiers membres de ce qui formait aujourd'hui la classe des plus âgés. D'environ le même âge, Gabriel s'était évidemment efforcé de sympathiser mais, possédant déjà ce caractère hostile à toute proximité de tout type, Salim l'avait violemment repoussé sans le moindre ménagement.
Cependant, même après huit ans à fréquenter le jeune homme tous les jours, jamais Gabriel n'avait remarqué la moindre trace ou manifestation de tendances suicidaires quelconque mais était-il réellement possible d'être certain de quelque chose à propos de Salim ? Il était tellement renfermé et s'ouvrait si peu qu'ils ne savaient rien à son sujet, finalement. Avec une pareille prise de conscience, comment le défendre sans douter, comme l'avait fait Raphaël avec tant de conviction ?
Ça leur était impossible. Le doute s'était insinué en eux avec des questionnements et des incertitudes. Il aurait mieux valu qu'ils ne sachent rien. Même si ils pensaient à autre chose et ne souhaitaient pas se la poser, refusant de croire que Salim puisse être coupable de la mort de Ludovic, l'interrogation se demandant si il était le meurtrier ou non ne cessait de revenir insidieusement dans leurs esprits et Monsieur Moreau était surpris de voir ses élèves si calmes et abattus, navrés et préoccupés, mais, avec la situation actuelle, l'enquête qui s'éternisait, il y avait de quoi se montrer peu enthousiaste.
Le professeur ne soupçonnait absolument pas –comment aurait-il pu ? - ce qui causait ce comportement. Pas plus qu'il ne repéra particulièrement l'attitude de la grande majorité à l'égard de Salim, qui se manifestait par les regards, que ce soit ceux chargés de questions, de doutes mais aussi de soupçons, comme ceux d'Alana, Léo, Irwan ou Lison, ceux qui n'osaient se poser sur Salim, comme ceux de Sylvain, Lucille, Eléa, qui ne savait que penser exactement pour changer, et Marianne, ou encore celui de Raphaël, plein de compassion et de conviction, qui se retournait régulièrement vers Salim.
Ce dernier se demandait ce qui lui valait d'être ainsi le centre de toutes les attentions, lui qu'on laissait ordinairement de côté, en marge, comme il le souhaitait, sans vraiment s'en soucier. Certes, il arrivait parfois qu'on s'adresse à lui, qu'on s'intéresse à lui, qu'on lui propose de se joindre plus étroitement aux autres – sa présence étant moins discrète et facilement oubliable que celle de Raphaël – sauf que, aujourd'hui, tous semblaient se concentrer sur lui et il ne comprenait pas pourquoi.
Qu'avait-il fait pour mériter tous ces étranges regards ?
Son attitude n'avait pas changé de d'habitude et personne ne pouvait deviner les images qui défilaient dans ses pensées, tachées de sang, depuis qu'il avait frôlé, involontairement par manque d'attention, leur professeur de philosophie en sortant de la salle il y avait deux heures.
Pour s'efforcer de les chasser, de s'en défaire, il transposait cette terrible scène sur le papier à coups incolores de crayons à papier mais, alors qu'il baissait les yeux, toujours camouflés par les verres jaunes de ses lunettes de soleil qu'il gardait sur le nez en toutes circonstances, sur son "œuvre", il s'aperçut que cela ne changeait rien, que son esprit était toujours envahi de cette image, comme de toutes les autres dont il ne parvenait jamais à se débarrasser.
Une vive et profonde montée de détresse, de désespoir et d'impuissance le saisit et le submergea. Normalement, il enfermait ces pensées et sentiments dans un coin de son cerveau mais, aujourd'hui, c'était la fois de trop, il n'en pouvait plus, il voulait que ça s'arrête. Durant toutes ces années, il avait fait d'incommensurables efforts, s'était éloigné de tous, y compris de sa famille, avait apprit à se maîtriser pour ne plus que tout cela ne l'affecte mais il cédait et craquait face au morbide qui le poursuivait partout quoi qu'il fasse.
En pleine crise de détresse, il se leva subitement en déchirant violemment la feuille sur laquelle il avait dessiné, la réduisant en morceaux et interrompant le cours de Monsieur Moreau.
Avant que ce dernier ne le réprimande ou s'inquiète, Salim sortit de la classe en courant presque, fuyant ces visions qu'il ne supportait plus, mais elles étaient implantées dans son esprit et elles le suivirent, elles l'accompagnaient toujours où qu'il aille.
Après avoir ordonné au reste de la classe de rester calme, ce que personne ne respecterait, le professeur d'Histoire se lança à la poursuite de Salim pour le rattraper, lui parler, comprendre ce qu'il lui arrivait et lui offrir son secours.
Plusieurs regards s'échangèrent, pleins d'interrogations. Certains se demandaient si il fallait interpréter cette brusque fuite comme un aveu, une tentative d'échapper à l'inévitable. À moins que ce ne soit dû qu'à la pression qui pesait sur lui. Les deux inspecteurs avaient dû l'avertir qu'il se trouvait parmi les suspects les plus intéressants, ou il avait perçu seul les soupçons dirigés sur sa personne, et les doutes de ses camarades à son égard autour de lui avaient certainement aggravé les choses.
Seul Raphaël ne participa pas à cet échange silencieux. Immobile sur sa chaise, les yeux fixes et les mâchoires contractées, il retenait ses larmes. Il était tellement désolé pour Salim qu'il en avait envie de pleurer sans pour autant oser libérer ses sanglots et manifester ainsi ses émotions. Pour lui, qui ne savait pas comment s'exprimer ou se comporter, il jugeait en avoir déjà beaucoup trop fait dans la chambre d'Eléa, Marianne et Roxanne.
Eléa, d'ailleurs, qui se mordillait la lèvre inférieure en observant la porte ouverte.
Comme souvent depuis son arrivée, elle ignorait que penser mais, cette fois, cela la dérangeait vraiment. Elle ne parvenait pas à organiser ses pensées, pourtant,elle avait besoin de réfléchir à toute cette affaire, de se positionner dessus. Elle ne connaissait guère Salim et ne pouvait donc pas affirmer avec honnêteté qu'il était incapable d'un tel acte, elle ne pouvait que se contente de l'espérer. Sans compter que, au vu de ce qu'elle avait pu observer depuis un mois et demi, elle se rangeait à l'avis des inspecteurs sur son comportement et son profile.
Sauf qu'imaginer que quelqu'un qu'elle fréquentait quotidiennement, avec qui elle partageait toutes les étapes de sa vie, tous les jours, était un tueur l'effrayait trop, la terrorisait même. Elle ne se sentait pas capable d'affronter quelque chose de semblable, elle en était fort mal.
Sans savoir pourquoi et ce qu'elle en attendait exactement, elle pianota un message sur son portable à l'attention de Gabriel pour l'informer de ce qu'il venait de se passer. L'appareil en main, elle guetta une réponse du jeune homme mais, voyant qu'elle ne venait pas après plusieurs minutes, elle rangea son téléphone.
À peine le glissa t-elle dans sa poche que Monsieur Moreau, grandement essoufflé, revint en fermant la porte. Apparemment plus athlétique, Salim l'avait semé et, ne pouvant le rattraper, le professeur avait préféré retourner à son cours après avoir prévenu l'administration.
Le professeur reprit son cours mais, si les élèves l'avaient eu à un moment au début de l'heure, plus personne n'avait la tête à entendre parler de la Guerre Froide, et les prises de notes se raréfièrent, tous se perdant dans leurs pensées. Monsieur Moreau le comprenait et ne les réprimanda pas. Lui non plus n'était guère à ce qu'il racontait alors qu'enseigner était sa passion.
La sonnerie les délivra de ce simulacre d'apprentissage et leur donna la permission de questionner ouvertement sans avoir l'obligation de, au moins,  sembler suivre les faits évoqués par le professeur.
Ils sortirent les uns après les autres, lentement et sans parler. Rester seuls dans leurs doutes et leur angoisse sans les exposer n'était certainement pas la meilleure chose à faire, au contraire, mais ils craignaient de les formuler, d'avouer qu'ils manquaient de confiance en Salim, d'être celui qui doutait de leur camarade possiblement innocent, alors, ils gardaient le silence en se réunissant non loin de la porte de la classe.
Seules Shikou et Lavande ne se joignirent pas à eux, ce qui était habituel, mais Raphaël non plus. Il passa devant eux sans un regard en serrant son sac de cours contre sa poitrine, comme en quête de réconfort. Lui aussi aurait souhaité poursuivre Salim, lui proposer son soutiens pour tout où il en aurait besoin, le prendre dans ses bras, lui promettre qu'il pouvait compter sur lui, qu'il serait toujours là, lui assurant qu'il lui faisait confiance et qu'il était certain qu'il n'avait rien à voir avec cette sordide histoire mais il savait que Salim l'aurait repoussé avant même son premier mot.
Sans compter que lui-même ne saurait jamais exprimer tout cela, jamais il ne pourrait s'exposer de la sorte. Il ne savait pas parler ou se tenir face à autrui. Alors, même à présent que la sonnerie l'avait libéré de la classe, il ne se rendit pas à la recherche de Salim, bien qu'il en brûlait, n'osant pas, sachant que Salim refuserait qu'il l'approche.
À la place, il se dirigea vers les escaliers pour gagner sa chambre au dortoir.
Suivant son exemple, les autres quittèrent le couloir mais pour se rendre au foyer où peut-être discuter calmement de tout cela, si ils parvenaient à briser ce silence tacitement instauré sur le sujet.
Sylvain les laissa le dépasser et revint sur ses pas pour retourner dans la salle de classe. Timidement, comme d'ordinaire, il frappa quelques coups contre la porte, n'allant tout de même pas entrer sans autorisation du professeur. Ce dernier la lui donna d'une voix lointaine, devant être plongé dans ses pensées et lui aussi s'inquiéter pour Salim.
Sylvain entrouvrit seulement la porte pour passer la tête, comme si il n'osait pas entrer davantage, ne se sentant pas légitime d'être là. Monsieur Moreau releva le regard vers lui, attendant qu'il lui précise les raisons de son retour dans la classe. Mal-à-l'aise de justement s'y trouver alors que les cours étaient terminés, le garçon demanda si il pouvait emporter les affaires de Salim.
Comme ils logeaient dans la même chambre, bien que Salim dormait sur l'un des divan du foyer pour l'éviter, il pensait être le plus indiqué pour les lui ramener, ce qu'il apprécierait sûrement. Monsieur Moreau sourit en acquiesçant à sa demande, touché par la gentillesse innocente de Sylvain. Ce dernier gagna la table où s'installait Salim pendant les cours, tout au fond de la pièce à l'écart des autres, et réunit ses affaires pour les ranger dans son sac.
Au moment de ramasser les morceaux de la feuille déchirée, il suspendit son geste en hésitant.
Était-ce réellement une bonne idée de ramener ce dessin qui avait fait craquer Salim devant toute la classe ?
Certainement pas. Sylvain réunit donc les morceaux avec l'intention de les jeter dans la corbeille mais, là non plus, il n'alla pas au bout de son action. Une curiosité, qu'il ne se connaissait normalement que pour les connaissances intellectuelles, le saisit et il baissa ses yeux blancs sur ce papier morcelé qu'il avait dans les mains.
Il se demandait ce que les traits de crayons à papier pouvaient bien représenter pour que Salim réagisse de la sorte, car c'était bien ce dessin qui semblait avoir brisé sa retenue. Désireux de le découvrir et de mieux comprendre Salim pour l'aider, toujours animé par cette généreuse candeur qui n'entrevoyait pas les conséquences ou ne pensait pas qu'on puisse préférer être seul avec ses problèmes pour éviter que les autres n'en rajoutent, pour se protéger, il choisit de les garder.
Motivé par cette honnête intention, il glissa ces morceaux de papier dans sa poche et il sortit de la classe en saluant Monsieur Moreau, le sac de Salim à la main, ayant le sien sur les épaules.
Traversant la cour nord, il gagna le dortoir où, avant de rejoindre ses amis installés au foyer, qui ne paraissaient toujours pas capables de s'entretenir de leurs doutes, il monta dans sa chambre au bout d'un couloir.
Comme il s'y attendait, la pièce était déserte, pas la moindre trace de la présence de Salim. Il ne semblait même pas être passé depuis ce matin. Sylvain déposa le sac de Salim sur son lit, qui n'avait pas été occupé depuis son arrivée, puis s'installa à son bureau parfaitement ordonné et organisé.
Il sortit les morceaux de la feuille qu'il aligna devant lui. Il n'eut pas besoin de longtemps avant d'identifier les côtés se complétant et il commença à les associer. Rapidement, le dessin reprit forme et ce que Sylvain découvrit le glaça.
Par réflexe, il s'écarta vivement en reculant sa chaise, les yeux écarquillés, le cœur s'affolant violemment dans sa poitrine et tremblant de tout son corps, terrifié. Il voulait détacher le regard de cette scène d'horreur représentée avec une effrayante réalité mais il n'y parvenait pas et continuait à fixer le dessin où il voyait leur professeur de philosophie, Madame Efayo, étendue à terre dans ce qui paraissait être l'un des couloirs de l'institut et les larges taches colorées de gris devaient certainement être du sang.
Les larges déchirures dans ses vêtements laissaient entrevoir des plaies tracées avec une horrible précision. Les yeux éteints, le talent de Salim ayant parfaitement rendu l'éclat, au plutôt son absence, plongeaient directement dans le regard de Sylvain, faisant remonter un frisson le long de son échine.
Pourquoi Salim avait-il dessiné une telle horreur ? Que lui avait-il prit ?
Sylvain demeura incapable de bouger durant quelques minutes, choqué et terrifié.
Ce dessin était-il une preuve de le culpabilité de Salim ? Mais pourquoi faire ce qui pourrait forcément le dénoncer ? Y en avait-il un quelque part avec Ludovic ?
Sylvain aurait souhaité s'en assurer en fouillant dans les affaires de Salim mais il demeurait paralysé. Il avait bien trop peur pour tenter quelque chose. Il craignait bien trop de se faire surprendre par Salim, surtout si c'était lui le meurtrier. Pourtant, il ne pouvait ignorer ce qu'il avait sous les yeux et ce que cela signifiait.
Retrouvant un peu sa mobilité, bien qu'il tremblait toujours de tous ses membres, le garçon tendit la main et l'agita au milieu des morceaux de la feuille, les dérangeant et brouillant le dessin qui ne ressemblait plus à rien. Cependant, ne plus l'avoir sous le regard ne lui permit pas de se sentir mieux ou de faire passer sa frayeur.
Que devait-il faire?
Il ne pouvait pas faire comme si il ne savait pas, comme si les implications étaient moindres. Il s'agissait tout de même de meurtre !
Devait-il avertir les deux inspecteurs ? Le croiraient-ils seulement ?
Sylvain craignait de se retrouver face à leurs regards inquisiteurs mais il voulait en parler. C'était important. Peut-être que les autres sauraient le conseiller et certainement se sentirait-il plus fort avec leur soutien.
Certes, ils avaient décidé, il y avait seulement quelques heures, de cesser de se mêler de l'affaire pour ne plus risquer d'apprendre ce qu'ils ne désiraient pas connaître,mais il n'avait pas fait exprès de découvrir ce dessin, il n'avait pas cherché d'indice, celui-ci s'était présenté de lui-même à lui sans qu'il ne fasse rien pour et il ne pouvait pas ignorer la signification de cette preuve, ce serait de la complicité.
Choisissant donc d'en faire part à ses camarades, Sylvain recomposa la feuille à nouveau, après avoir vérifié que Salim n'approchait pas, et il la photographia avec son portable.
Ses doigts tremblaient tellement qu'il manqua d'échapper l'appareil et qu'il peina à taper son message. Il l'envoya à tous avec la terrifiante photo en pièce jointe.
La première réponse ne tarda pas : un juron de Léo, qui semblait stupéfait et ne pas savoir que penser puis vinrent les autres, s'affichant sur l'écran les uns à la suite des autres :

Les Yeux du Pouvoir - Tome 1 : Rouge Sang  [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant