Songes

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Il était là, face à elle, majestueux et impressionnant, terrifiant même, le visage divisé dans le sens de la longueur par cette excroissance d'acier qui tombait de son casque pour lui protéger le nez, une cotte de maille jetée par-dessus une chemise en lin bleu qui faisait ressortir encore plus ses prunelles azur irréelles et froides comme l'hiver qui venait de s'abattre sur le pays. Son épée cliquetait à chaque mouvement, rendant chaque pas plus menaçant encore, et cette hache qu'il traînait sur le sol, grattant la neige, laissant un sillon parallèle à l'empreinte de ses pas. Il fit encore un pas dans sa direction, ses lèvres ne formant plus qu'un pli sévère, ficha sa hache dans le sol, provoquant un petit cri de stupeur chez elle tremblante de froid et de peur. D'un mouvement preste, il ôta ce casque martelé de coups, et délivra une cascade de cheveux brun d'ébène qui vint se répandre sur ses épaules. 

Recroquevillée contre la porte d'une maisonnette dont le toit de chaume n'était déjà plus que cendres éparses, elle ramassa un pan de sa cape pour la ramener contre elle, cherchant à disparaître de la vue de l'envahisseur qui ne cessait, pourtant, de l'observer avec cet air indescriptible. Il s'accroupie à sa hauteur avec brusquerie, comme pour chacun de ses gestes, et attrapa le menton de la pauvrette entre ses mains puissantes et rugueuses. Elle allait mourir, elle le savait, tout n'était plus que viol, pillage et bain de sang. Des barbares. Combien de fois avait-elle déjà été témoin du récit de quelques miraculeux rescapés, contant la sauvagerie et la violence de ces troupes venues du Nord ? Enfer et Chaos, c'est tout ce qu'ils laissaient dans leur sillage. Elle serra les dents, murmurant une prière aux dieux, leur implorant une mort rapide pour qu'elle ne connaisse pas l'ignominie d'être prise de force. Les paupières plissées, les poumons saturés de cette insidieuse et âpre fumée, les lèvres en mouvement, il lui sembla que cet instant durait une éternité. Qu'attendait-il pour lui fendre le crâne d'un coup de hache ? Elle rouvrit les yeux, il la fixait toujours, l'air indéchiffrable, entre douleur et rage. Ses doigts se firent plus douloureux sur son menton alors qu'il serrait, serrait encore. Puis il relâcha son visage envoyant sa tête voler contre le bois de la porte, cognant légèrement celui-ci. Il fuyait son regard ? Qu'importe, le viking s'était redressé, semblant mesurer deux mètres de muscles et de colère. 

Il lui tournait le dos, s'éloignant, récupérant sa hache au passage, se baissant pour ramasser son casque, retournant près du brasier qui, un jour, avait été la place du marché. Là-bas des hommes en casque riaient fort, chantaient même, sortaient des maisons en feu avec les quelques maigres trésors qu'ils avaient pu récolter. Dagmar les observait avec tristesse, rage, douleur et incrédulité, tout son village venait d'être détruit, ses amis, ses voisins venaient d'être tués, son jeune frère gisait, éventré, à quelques mètres de là, tandis que l'homme qui l'avait tué s'éloignait d'elle sans aucune raison. Il n'allait pas l'épargner, il ne pouvait pas l'épargner. Si ? Elle ne voulait pas être épargnée, il ne pouvait la laisser en vie tandis que son monde venait de s'écrouler, tandis que sa famille venait d'être décimée sous ses yeux. Il devait revenir, il se devait de revenir et d'achever ce qu'il avait lui-même commencé ! 

Alors qu'elle implorait à nouveau la mort, une masse sombre s'abattit sur elle, sans qu'elle n'ait le temps de réagir ou même de tenter de fuir, et bientôt une main s'aventura dans les replis de sa robe de lin sale, cherchant à remonter le tissu pour exposer sa chair et ses cuisses à la rudesse de l'hiver. Elle tenta de se débattre avec ses faibles forces, hurlant à plein poumon comme si quelqu'un pouvait lui venir en aide. Le tissu de sa robe et de sa cape rejeté contre son visage, l'empêchant d'assister visuellement à ce qui allait suivre, elle chercha à insensibiliser son corps, à le désolidariser de sa personne afin que le barbare ne pénètre qu'une coquille vide, un corps déjà mort. Elle hurlait ses prières aux dieux lorsqu'une voix couvrit la sienne, une voix masculine sèche et autoritaire, une voix qu'elle associa immédiatement, et sans trop comprendre pourquoi, au viking brun, celui qu'elle avait semblé dégoûter d'un simple regard. Elle ne comprit pas ce qu'il hurlait, c'était une langue étrangère, rude et gutturale, mais elle entendit l'homme au-dessus d'elle répondre avec agacement. L'autre voix hurla à nouveau, sèchement, et le poids sur elle s'effaça. 

Elle resta là, tremblante, grelottante, terrifiée, ses jupes remontées sur son visage, ses cuisses à l'air libre offertes à la rudesse de l'hiver, incapable de bouger de peur que cela ne recommence, qu'on la remarque et qu'on achève ce qui avait été à peine entamé. Et lorsqu'elle sentit l'étoffe bouger, elle cru un instant qu'elle avait eu raison de ne pas croire en sa chance. Pourtant, en ouvrant les yeux, elle vit le meurtrier de son frère, du bout de son épée, remettre ses jupes en place le long de ses cuisses, recouvrant ses chairs, les masquant à la vue de ses pillards, sans jamais croiser son regard. C'était ses cuisses, ses genoux, ses mollets, ses chevilles, ses pieds nus, qu'il fixait à mesure qu'il recouvrait ses jambes, comme fasciné et exaspéré. Tout à la fois. Il rangea l'épée dans l'étui accroché à la ceinture de cuir qui lui scindait la taille, et hurla un nouvel ordre dans cette langue étrange. Aussitôt les hommes cessèrent leur activité immédiate, et s'éloignèrent en direction de la route marchande menant au prochain village. 

Dagmar resta couchée là, dans la neige, une partie de la nuit, recroquevillée sur elle-même, sursautant au moindre bruit, avec la conviction d'être le seul être vivant encore présent dans ce village jonché de cadavres. Un jour passa, deux jours passèrent, trois jours peut être, elle n'avait plus réellement notion du temps qui s'écoulait, avant que la faim ne la pousse à se relever et affronter l'existence d'un «après». Elle n'était pas la seule à avoir tenté de se cacher, mais elle était la seule à avoir eu la chance de survivre. Les pillards avaient incendié les meules de foin, haché menu les tonneaux de vin, si bien qu'aucune cachette n'avait résisté à l'ennemi. Les corps jonchaient le sol, attirant charognards et macabres insectes. Hébétée et hagarde, affamée et épuisée, la jeune femme dépassa les cadavres sans les voir, ses pieds nus s'enfonçant dans la neige tachée de sang et de suie. Elle délaissa la route commerciale au profit de la forêt dense et inconnue, une forêt qu'elle avait toujours évité tant elle la terrifiait jusqu'au plus profond de son être. Tout valait mieux que la proximité de ces hommes, alors elle voulait creuser la distance entre elle et eux. 

Elle ne comprenait toujours pas comment elle avait survécu, pourquoi ce barbare l'avait épargné, pourquoi il avait empêché qu'on la souille, pourquoi il avait été jusqu'à recouvrir son corps, lui ré-offrir sa dignité, surtout après qu'il eut tué, sous ses yeux, son jeune frère de douze ans. Elle ferma les yeux, et laissa échapper un petit cri de surprise lorsqu'elle constata que le visage du barbare semblait imprimé sous ses paupières. Son visage anguleux, sa mâchoire féroce, ses pommettes hautes, ses yeux semblables à de la glace, la fine ligne de ses lèvres témoignant de la colère et la répugnance qu'elle lui avait inspiré. Elle s'étonnait d'avoir noté autant de détails physiques, mais peut être que son esprit avait noté tout cela, comme un flash, en imaginant, à juste titre, qu'elle vivait là sa dernière vision. Il aurait du être le dernier visage qu'elle voyait, la dernière image vivante qu'elle percevait. 

Elle remonta le bas de ses jupes, préférant écorcher ses jambes anesthésiées par le froid que le tissu dont les lambeaux épars signaleraient sa position. Elle savait qu'elle ne tiendrait pas longtemps dans ce magma végétal dont elle n'estimait pas la densité, pieds nus et sans ressources, mais mieux valait mourir de la sorte que sous les coups des pilleurs venus du nord, cette mort avait quelque chose de plus digne. Et à mesure qu'elle s'enfonçait un voile ténébreux s'installa sur ses rétines, comme si elle observait la scène depuis l'extérieur. Son corps se réchauffait, l'odeur de terre humide se dissipait, les bruits de branches cassées, les cris d'animaux inconnus et intimidant s'éloignaient, elle se sentait plus en sécurité, étrangement loin d'elle-même. Il y eut un bruit de bulle qui explose, comme ces bulles de savon qu'elle avait observée en faisant la lessive, et que Björn s'amusait à éclater du bout de ses doigts fins, puis un bruit de vent, comme une brise légère, et de nouveau une bulle qui éclate. Ce bruit répétitif et gênant l'empêchait de se réapproprier ses yeux et ses sensations, il ne faisait que l'éloigner encore et toujours vers un ailleurs qu'elle ne connaissait pas. Une bulle, encore la bulle, et brusquement... La chute.

*

"C'est toujours la même chose, toujours le même procédé, le même cheminement, le même phénomène qui amène inexorablement au même résultat. Le cœur qui rate un battement, et la respiration qui s'accélère, la panique qui m'étreint et se déverse comme un poison au travers de mes veines, la température corporelle qui augmente comme un feu ardent qui serait nourrit, entretenu par mon corps lui-même. Les spasmes, la sueur, la terreur, un visage et comme toujours : le réveil... Puis l'oubli." Astrée venait de s'éveiller...

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant