II. 4.

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Elle ne dormait pas. De toute manière, elle ne dormait plus. Les heures de sommeil se comptaient sur les doigts d'une main sur plusieurs jours. Avait-elle dormi ne serait-ce qu'un peu ? Elle n'en avait pas le souvenir, et l'absence de réveil brutal n'aidait en rien. C'était comme un repère qui foutait le camp. Au moins, lorsqu'elle se réveillait en hurlant, elle était sûre d'avoir dormi, aussi désagréable le sommeil fut-il. Elle était encore sortie, la veille, écumant les bars du quartier avec son frère, le larguant bien avant la fermeture pour aller se coucher, ne supportant ni son regard inquisiteur, ni ces questions qu'il n'osait plus poser. Il avait tenté de la divertir, de la soutenir dans son choix, mais rien n'y faisait, elle ne pensait plus qu'à ça. Ce qui avait été, jusqu'à présent, lancinant et sous-jacent, était désormais omniprésent, parasitant, paralysant. Elle ne pouvait plus l'endormir à coups de verre, elle ne pouvait plus l'occulter à coup de fêtes. C'était avec elle, en elle, partout, tout le temps, effaçant conversations, ambiances, rires, chants, et même décors, lui imposant toujours le même relief, le même paysage qu'elle devinait plus qu'elle ne connaissait réellement. Elle dessinait les contours en fonction du récit de Charlotte, des contours ciselés, dangereux, meurtriers, et malgré tout incroyablement attractifs. Les yeux rivés au plafond, les rayons dorés venant faire onduler les fissures, elle revivait l'avant-veille, lorsque depuis le bas de l'escalier par lequel elle fuyait, la danseuse lui avait imposé ces contours, l'avait obligé à entendre, à apprendre, à savoir et s'informer. Et maintenant, elle devait faire avec...

*

Deux jours auparavant.

Son prénom avait résonné de concert depuis les premières marches, mais elle n'en avait eu que faire jusqu'à ce que la voix de son frère ne s'anime de cet éclat de détresse. Alors, sa main avait cessé de courir le long de la rampe en bois, et l'un de ses pieds s'était immobilisé, comme en lévitation au-dessus de la dernière marche. Elle n'aurait pas assez de toute une vie pour ce reprocher cet accès de vulnérabilité dont elle avait fait preuve, cette nuit-là, lorsque les résistances massacrées, elle lui avait avoué à quel point elle était en ruine, à quel point elle était faible. Elle avait toujours tenu le rôle de pilier central depuis que les deux fondamentaux avaient foutus le camp, l'un dans la mort, l'autre dans l'alcool. Cette nuit-là, au travers ses larmes abondantes, elle avait révélé à son frère que même ce pilier-là n'était qu'illusion et ne pouvait plus le soutenir. Depuis, elle n'avait eu de cesse que de jouer la comédie pour lui permettre d'oublier ce malheureux incident, et reconstruire pierre après pierre, la colonne dorique qu'elle était supposée être à ses yeux. Mais lorsque dans sa voix perçait de cette détresse sans nuance, elle comprenait que toute une vie n'y suffirait pas, qu'il n'oublierait pas, qu'il n'y croirait pas. Il n'y avait aucune chance. Alors elle s'était retournée, et le visage fermé, le regard froid, elle avait laissé la parole à Charlotte. Bien sûr, elle n'avait pas parlé, ni laissé entrevoir la moindre réaction, elle s'était contentée d'entendre ce que la blonde avait a dire. 

À contre-cœur, visiblement, elle avait reprit la parole, exposant avec amertume les raisons qui l'avaient poussé à se procurer son adresse, et à se convaincre de se déplacer jusqu'à elle, avouant son impuissance et le dégoût que lui inspirait la simple idée qu'Astrée puisse réussir là où elle avait elle-même échoué à de très nombreuses reprises. Il va mal, lui avait-elle dit. Il ne parle plus, il ne sort plus, il ne danse plus, avait-elle enfoncé le clou malgré l'absence de réaction d'Astrée.

- En quoi ça me concerne ? Avait-elle fini par cracher, indifférente, dans un haussement d'épaule dédaigneux.

- C'est après votre départ, qu'il est devenu ainsi. Il a toujours été particulièrement imbuvable, mais après ça, au fil des jours, il a tourné carrément abjecte. Tonna la blonde, accusatrice. Je ne sais pas ce que tu lui as fait, Astrée, mais tu l'as cassé, alors t'es priée de me le réparer et rapidement ! Ce mec-là était en passe de devenir le prochain Nijinsky, et depuis qu'il a croisé ta route, il ne daigne même plus se pointer aux répétitions ! Ils vont le virer du ballet ! Tu comprends ça ?!

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant