I. 46.

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Il dormait à poings fermés, sa respiration lente et profonde rythmant les pensées de la jeune femme, tandis qu'un bras masculin lui barrait la gorge. Ils étaient montés se coucher plusieurs heures plus tôt, et si Pâris n'avait eu aucun mal à rejoindre Morphée, Astrée, pour sa part, peinait à trouver l'entrée de son domaine. Les yeux grands ouverts, elle fixait le plafond, comptait les fissures en lieu et place des moutons, cherchait à éteindre son cerveau, calmer le flot de ses pensées et se laisser gagner par la fatigue. Fatiguée, elle l'était, éreintée même, mais rien ne parvenait à l'apaiser suffisamment pour lui permettre le sommeil. Évidemment, elle appréhendait un nouveau cauchemar, comme tous les soirs depuis des années. D'ordinaire, elle allumait la télévision et enchaînait les programmes sans intérêt jusqu'à l'abrutissement le plus total. Mais qui dit demeure ancestrale dit, immanquablement, un seul poste d'un autre âge situé dans le petit salon. Sans divertissement, sans palliatif apte à canaliser son esprit, elle n'avait d'autre choix que de le laisser cavaler, s'éterniser sur des pensées dont elle ne voulait pas, et s'angoisser sur d'autres qu'elle ne désirait pas plus. 

Pierre et Charlotte étaient rentrés en début de soirée, faisant claquer le cœur d'Astrée en même temps que leurs portières. Mais pas Syssoï. Il n'était jamais revenu, elle ne l'avait pas revu depuis qu'elle l'avait abandonné devant le commissariat. Où était-il ? Que faisait-il ? Qui voyait-il ? Autant de questions qui lui parasitaient la tête sans la moindre légitimité. À présent, elle comprenait mieux sa réaction disproportionnée à son retour de Périgueux. S'était-il angoissé autant qu'elle le faisait maintenant ? Et s'il était partit pour toujours ? Et s'il avait décidé que c'en était assez, qu'il lui fallait rentrer ? L'abandonner ? Elle n'avait aucun droit de penser de la sorte, il ne lui devait rien, il ne lui appartenait pas, pas plus qu'elle ne lui appartenait en retour, et pourtant elle ne parvenait à éteindre le foyer de cette ardente angoisse. Et s'il ne revenait pas ? Et si elle ne le revoyait jamais ? C'était cette dernière perspective qui lui était le plus insupportable. Ne plus jamais le revoir. Pourrait-elle seulement y survivre ? Elle ne connaissait ce type que depuis quelques semaines, il avait été parfaitement imbuvable la moitié du temps, et voilà qu'elle en était à s'interroger quant à sa capacité de vivre sans lui, dorénavant ? Comment en était-elle arrivée là ? Quand était-il devenu aussi important pour elle ? 

Quelques jours auparavant, Pierre l'avait interrogé sur ce dont elle ne pourrait se passer, elle avait répondu qu'il s'agissait de son frère. Depuis, il semblerait que les cartes avaient été redistribuées. Et sans réduire ou atténuer l'importance de Pâris, une autre inconnue était entrée dans l'équation. Comment était-ce possible ? Elle avait besoin de réponses. C'était déjà le cas la veille et l'avant-veille, mais tout ceci prenait trop d'ampleur, devenait bien trop oppressant pour qu'elle puisse prendre son mal en patience et simplement accepter d'aller à son rythme à lui. Elle voulait le comprendre, elle avait un besoin vital de comprendre. Cette situation n'avait que trop duré. Elle eu envie de serrer les poings, de cogner dans quelque chose, d'hurler à plein poumons contre son oreiller, de s'ouvrir le thorax pour se saisir de son cœur et le serrer à l'obliger à se calmer. Son corps tendu, n'était plus qu'un immense brouillon de nerfs lorsque les fissures, qu'elle fixait toujours, se trouvèrent éclairées par une lumière fuyante. Venant du fond de la chambre, la lueur se propagea lentement jusqu'à elle, éclaboussant seulement le plafond depuis la porte-fenêtre aux rideaux demeurés ouverts. Son cœur manqua un battement, et sans même qu'elle n'en ait conscience, ou qu'elle ne l'ait décidé, elle se retrouva debout sur ses deux pieds cavalant jusqu'aux carreaux ondulés par les ans. L'impatience lui grimpant dans la gorge, elle l'observa, à la dérobée, éteindre les phares et couper le moteur avant de s'extraire de l'habitacle de sa voiture de location. 

Le soulagement n'eut d'égal que la frustration ressentie. Elle lui était reconnaissante d'être rentré tout en lui reprochant d'être partit. Elle l'avait attendu, espéré tout l'après-midi, toute la soirée, et une partie de la nuit. Et malgré tout, à présent, elle allait devoir attendre le lendemain pour l'entrevoir et lui parler. Du moins, si tant est que ce soit possible, qu'il n'ait prévu aucune autre escapade et que Pierre, Charlotte et désormais Pâris, ne soient pas dans les environs. Autant dire que la tâche s'avérait plus que compromise. Elle avait beau éprouver un réel soulagement concernant la présence de son double à ses côtés, cette petite et si importante parcelle de familier dans cet épisode improbable de son existence, elle n'était pas sans ignorer que cette même présence engendrerait quelques complications. Et puisqu'elle se refusait à évoquer le moindre fait étrange ponctuant sa vie depuis son arrivée ici, elle était condamnée à se cacher de lui. Pendant combien de temps se laisserait-il duper par une sœur qui ne savait pas mentir, encore moins lui mentir ? Assise en tailleur sur le matelas, le bras de son frère était immanquablement revenu chercher une partie de son corps à parasiter, en l'occurrence un genou, elle épiait les moindres bruits en provenance de l'autre côté du mur. La porte d'entrée, tout d'abord, qui malgré toute la discrétion du monde ne savait se refermer sans grincement, puis les marches craquant sous ses pas, et finalement quelques signes de vie tout proche. 

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant