II. 12.

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- Qu'est-ce que ça veut dire ? Avait-elle lancée, accusatrice, en même temps que le dossier sur la table basse.

C'était dans le salon de l'atelier qu'elle l'avait retrouvé, assit, replié sur lui-même dans le canapé, clope au bout des doigts, et avant-bras contre les cuisses. Épuisé. Vidé.

- J'en sais rien... Que tu n'as pas le monopole des rêves dérangeants ? Que je ne suis pas si cinglé que ça, puisque tu existes ?

- Comment tu as pu me dessiner dix ans avant qu'on ne se rencontre ? Et surtout, comment t'as pu me dessiner y a dix ans avec la tête que j'ai maintenant ?

Il ne répondit rien, il n'avait rien à répondre. Il ne savait pas. Il ne comprenait pas. À la place de quoi il cessa de la contempler et se fourra la tête entre les mains. Était-il fou ? Avait-elle le droit de conclure qu'il l'était juste parce que tout ça la dépassait ? Juste parce que rien de tout ceci n'était cohérent ? Il n'avait pas émit pareil jugement lorsqu'il avait été question de ses propres rêves, il ne l'avait jamais moqué, il ne l'avait jamais délaissé. Au contraire, il avait tout accepté, il avait dormi avec elle, l'avait accompagné à Castelnaud, l'avait aidé à faire le tri de ses souvenirs et informations importantes. Jamais il n'avait douté ne serait-ce qu'une seconde de sa santé mentale.

- C'est pour ça... Réagit-elle à voix haute.

- Pour ça quoi ? Demanda-t-il presque machinalement, en s'extirpant de ses mains pour se frotter un œil et tirer sur sa clope.

- Pour ça que tu m'as aidé, tu souffres de la même folie !

À son tour, elle contourna la table basse pour venir retrouver l'assise du canapé. Après s'être saisie du paquet de cigarettes et l'avoir trouvé vide, elle récupéra celle qui se trouvait coincée entre deux doigts masculins, et se la cala entre les lèvres.

- Et c'est pour ça aussi que tu as réagis comme ça la première fois, comme si tu croisais un fantôme... Oh mon Dieu ! Et c'est aussi pour ça que Nathanael s'est exclamé en me découvrant !! Il me connaissait déjà, à travers tes portraits... Merde ! Qui d'autre sait ? Son regard obliqua vers le sien qui, contre toute attente, se trouvait ancré sur cette cigarette qu'elle venait de lui voler. Ha oui, c'est vrai, pardon, faut que j'arrête de faire ça... Se rappela-t-elle en lui tendant son bien.

- Non... Au contraire. J'aime bien. Avoua-t-il avant de détourner le regard pour se complaire dans la contemplation d'une plante en pot.

- Tu crois ce qui est dit là-dedans ? Tu crois que tu es tout ce qu'ils disent ? Dysthimique, et compagnie ?

- Je l'ai longtemps cru, oui, jusqu'à ce matin-là, à Beynac. J'ai été suivi par plusieurs psychiatres, j'ai même été hospitalisé pendant un temps. J'ai pris des anti-dépresseurs, des psychotropes, j'ai suivi diverses thérapies cognitivo-comportementales... J'ai fait absolument tout ce qu'on m'a demandé de faire, et tu n'as jamais disparu.

- Qu'est-ce que tu as fait, alors ?

- J'ai accepté cette présence permanente dans ma tête, et j'ai menti à tout le monde pour les convaincre que j'allais mieux.

- Je... Je ne comprends pas. Tu rêvais de moi ?

- De ton visage. C'est toujours ton visage.

- C'est ? Tu rêves encore ?

- Oui.

- Et... Tu t'en souviens à chaque réveil ?

- Sauf quand je dors avec toi. Dans ces cas-là, je ne rêve pas.

- Pas du tout ?

- Soit je rêve de toi, soit je ne rêve pas. Je n'ai jamais rêvé d'autre chose.

- Jamais ?

- Jamais.

- Pas même le fameux rêve où tu tombes, celui où t'es à poil devant toute ta classe, ou encore celui où tu perds tes dents une à une ?

- Rien de tout ça.

S'il répondait à chacune de ses questions, son attention n'était jamais complètement sur elle. Il fixait cette plante, où le jardin par-delà la baie vitrée, et semblait mettre un point d'honneur à ne jamais croiser le regard de l'autre.

- Pourquoi tu m'évites ? Demanda-t-elle après un moment de silence.

- Comment ça ? Rétorqua-t-il en laissant ses yeux la frôler une trop courte seconde.

- T'es ailleurs. T'es là sans être réellement là. Tu ne me regardes pas.

- Tu vas partir. Lui fournit-il pour seule et unique réponse, comme si elle était apte à comprendre sa démarche en conséquence.

- Tu me laisserais faire ?

- Je ne vais pas t'enfermer, non. Tu es libre.

- Je le sais, ça, mais il existe d'autres moyens d'empêcher quelqu'un de partir. À commencer par le lui dire, qu'on n'a pas envie qu'elle parte. Sans lui hurler dessus, sans distribuer des ordres, juste le lui dire. Expliqua-t-elle alors, en venant chercher sa joue du bout des doigts pour, enfin, croiser son regard.

- C'est assez évident, non ? Lui répondit-il, finalement, de sa voix sèche et les sourcils froncés.

- Non, justement ça ne l'est pas. Parce que rien ne l'est jamais te concernant. Parce que tu parles pas ! Tu attends quoi, de moi ? Que je devine chacune de tes pensées ? Je sais pas faire, je me plante et ça te rend malheureux. Alors, dis les choses, bon sang !

Elle perdait patience à son tour, lui en voulant de lui en vouloir à elle, de ne pas savoir, de ne pas comprendre ce qu'il se refusait à lui dire. Elle repensa à sa foutue contrainte de trois questions par jour, à l'ironie de son exigence lorsqu'il était question des siennes, d'interrogations, elle repensa à tout ce qu'il avait tu, à tout ce à quoi il avait refusé de répondre, à toutes ces fois où il l'avait repoussé, voir rejeté pour ne surtout pas avoir à dire les choses. Comment pouvait-il lui reprocher, aujourd'hui, de ne pas savoir ce qu'il voulait, ce qu'il souhaitait, ce qu'il attendait d'elle ?

- Oui ! Oui, je veux que tu restes ! Evidemment que je veux que tu restes ! Cracha-t-il brusquement. C'est même pas une question d'envie, c'est un besoin ! Une envie ça se contrôle, mais ça non ! Ça, ça se contrôle pas, ça s'impose, et ça fait un mal de chien ! C'est ça que tu voulais entendre ? C'est comme ça que tu voulais me voir ? Un putain de pantin sans volonté ? Bah oui, voilà, c'est ce que je suis, faible, ridicule, misérable. Rien qu'à l'idée que tu partes à nouveau, j'en suis malade. Parce que je sais ce qui m'attend, et j'en veux pas, j'en veux plus. J'en peux plus ! T'es contente ? Tu peux comprendre que j'ai pas envie de le hurler sur tous les toits ?!

Il avait crié, son regard l'avait brûlé. Il s'était redressé, et même assis en imposait, terrifiait. Mais pas elle. Elle n'avait plus peur. Et peut-être n'aurait-elle jamais éprouvé la moindre crainte à son égard s'il s'en était ouvert à elle plus tôt, dès le début. Il était énervé, en colère, une colère qu'il retournait contre elle, mais qu'il nourrissait vis-à-vis de lui-même. Cette fois, elle le devinait plus qu'il ne le laissait entendre. Elle en était si intimement persuadée, elle était si confiante, que ce fut sans l'ombre d'un début de réticence ou de crainte, qu'elle couvrit l'espace qui les séparait sur ce sofa et, progressant à genoux, qu'elle fut bientôt à son niveau, enroulant ses bras autour de ses épaules pour le ramener contre elle, le projeter contre elle, le plaquer tout contre elle. Dans un sursaut de fierté, peut-être, il chercha à lui résister, une seconde, éventuellement deux, avant de se laisser faire, chaque muscle de son corps se relâchant brutalement, pour que l'intégralité de cet homme s'en vienne se lover tout contre son corps. Son menton se logeant sur ses mèches humides ne le resta pas longtemps, puisqu'elle entreprit d'elle-même de se décaler. Pas énormément, juste assez pour reprendre la parole.

- J'ai une proposition à te faire... Avait-elle murmuré, ses doigts s'en venant flatter quelques mèches qui bouclaient à mesure qu'elles séchaient.

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant