II. 20.

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Après avoir passé l'entracte à immortaliser les spectateurs s'enivrant et les pique-assiettes s'empiffrant, elle décida d'occuper la deuxième partie du ballet à photographier les coulisses, l'effervescence des derniers préparatifs, dressages de tables, dressages d'assiettes. Dans un silence quasi-religieux, chacun œuvrait avec précipitation et précision. Dans sa robe fluide, elle passait, fantomatique, entre les tables, ne s'arrêtant, là encore, que sur des détails. La rose rouge glissé dans le ruban faisant office de porte serviette, l'alignement de couverts, le scintillement du cristal des lustres dans le cristal des verres, les noms célèbres déposés au sommet d'un empilement d'assiettes. Évidemment, elle cherchait le sien. Sans se l'avouer, cette quête aux allures effrénées n'avait d'autre but que s'assurer qu'il était toujours prévu à ce repas. L'écho des applaudissements la fit sursauter, et sans même avoir eu le temps d'achever ses recherches, elle se trouva contrainte de retourner en salle afin de ne pas rater le salut final. 

Une salle debout, une salle en extase, une salle atteignant le paroxysme de l'exaltation dont les applaudissements se reprenaient de balcons en balcons jusqu'à Chagall. Alors, sans savoir si elle en aurait le temps, elle cavala jusqu'au plateau, repassant la porte à code, et déboucha passablement essoufflée à l'orée de la scène. Les saluts n'étant pas tout à fait terminés, elle avança autant que les panneaux de décor le lui permettaient, et mitrailla les artistes de dos, en ligne sur toute la largeur de la scène, avec, en arrière plan, cette salle leur offrant une standing-ovation. Elle n'était pas certaine du rendu puisque tous les projecteurs se trouvaient braqués dans sa direction, mais au moins elle aurait eu les deux points de vue. Il s'agissait d'un contrat très important, sans aucun doute trop important pour sa maigre expérience. Elle craignait tellement de décevoir. 

L'œil rivé sur l'écran de son appareil pour avoir un premier aperçu de ce qu'elle venait de réaliser, elle regagna la partie publique où, déjà, les portes des loges s'ouvraient sur les premiers spectateurs ravis. C'est ainsi qu'elle tomba sur son frère émergeant de l'une d'entre elles.

- Ça va ? Voulu-t-il savoir. T'as l'air crevé.

- J'ai tellement mal aux pieds que je redoute un début de gangrène. 

- Ce serait très con. Déjà que t'es pas bien grande, si en plus on devait te couper les pieds...

- Tu oses te moquer ? Se scandalisa-t-elle en lui infligeant plusieurs salves de flash en direction des yeux.

- Viens t'asseoir un moment.

- Non, j'peux pas. Faut que j'enchaîne.

- Hey, ho, ça va, là ! Tu cours partout depuis des heures, tu peux bien te prendre quelques minutes de pause. Jusqu'à preuve du contraire, t'es humaine.

- Je ne peux pas, Pâris ! Si je m'assois, je crains de ne plus jamais me relever. Et puis, le dîner va commencer, tu devrais aller rejoindre ta table. 

- Comme tu veux. Soupira-t-il, blasé, en tournant les talons. Mais j'te rappelle que tu dois tenir jusqu'à deux heures du mat'...

Et elle savait d'avance que ce ne serait pas le cas. Comment faisaient les autres pour supporter ces engins de torture ? Comment avait fait sa mère pour danser, virevolter et sourire avec ces trucs aux pieds ? Se mordant l'intérieur de la joue pour s'empêcher de grimacer à chaque pas, elle entreprit de débuter sa collection de clichés par les tables dressées sur les pourtours des balcons, histoire d'achever par la grande galerie, et s'octroyer une courte pause à ce moment-là. Elle immortalisa l'excitation des néophytes des soirées de gala, les regards émerveillés des privilégiés conscients, et ceux blasés d'une autre jeunesse rompue à l'exercice, les robes h&m qu'on priait de faire illusion, et les autres, les Valentino, les Chanel, les Prada qui éclaboussaient tout le reste de leur splendeur insolente. Les h&m souriaient, les autres beaucoup moins, comme si le sourire était devenu une forme de ringardise. 

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant