I. 28.

9 2 0
                                    


Il la retint lorsqu'elle se dirigea, d'instinct, en direction du bolide qui l'avait amené jusqu'ici, et ne lâcha prise qu'à la portière d'une berline noire brillante. Portière qu'il lui ouvrit sans jamais cesser de surveiller, par-dessus son épaule, le bar dont l'intérieur n'était plus perceptible que par une clameur diffuse. Encore secouée, elle se ratatina sur le siège en cuir après avoir bouclé sa ceinture à la hâte. Merde, qu'est-ce qu'il venait de se passer ? La portière côté conducteur claqua, la faisant sursauter au passage, et d'un coup d'oeil prudent, elle s'assura de l'état émotionnel du géant. Il était si silencieux, si renfermé sur lui-même, impossible de discerner la moindre micro-expression sur ses traits. Elle l'observa mettre le contact, se contorsionner sur son siège pour reculer, et finalement broyer le volant sous ses doigts. Elle non plus ne disait rien, elle estimait ne pas en avoir le droit. Si ces derniers jours lui avaient appris quelque chose c'est que le son de sa voix l'indisposait, ou encore qu'il préférait le silence à n'importe quelle conversation. Alors elle se taisait, elle gardait pour elle l'avalanche de questions que sa présence en ces lieux avait engendré. Ça pouvait attendre. 

Après l'affolement des dernières minutes, elle se sentait parfaitement en sécurité désormais, et de ça aussi elle lui était infiniment reconnaissante. Comme Pierre, il conduisait vite, mais à la différence de ce dernier, il semblait dompter la route avec agilité et fluidité, sans à coups, sans la moindre légère embardée, comme si le bitume se délestait de ses obstacles, grands ou infimes, avant son passage. Il faisait si bon dans l'habitacle qu'elle aurait pu s'y endormir, juste fermer les yeux et enfin, se reposer. Mais pour ça encore aurait-il fallu qu'elle puisse se débarrasser de ce goût d'inachevé sur sa langue. Un goût qui se traduisait par son incapacité à témoigner sa reconnaissance. Elle aurait voulu pouvoir prononcer au moins un 'merci', mais tout dans son attitude à lui traduisait le contrôle de soi, une bulle qu'elle avait peur de faire éclater au son de sa voix. Il se taisait toujours, demeurait impassible, et pourtant elle réalisa avec stupeur qu'elle avait appris à décortiquer sa gestuelle au point de savoir et de voir ce dont personne ne devait se douter. La ligne contractée de sa mâchoire, ses paupières disparaissant sous l'horizontal de ses sourcils, les deux plis de son front, et ses doigts s'étirant et se resserrant sur le volant, autant d'indices prouvant la colère qu'il s'efforçait de juguler.

Sans trop savoir pourquoi, ni quelle force la poussait à agir de la sorte, rejetant l'audace du geste sur les deux bières qui stagnaient dans son sang, elle décroisa ses bras de sa poitrine pour en avancer un jusqu'au levier de vitesse. Et là, sur la très légère théorie que ce qui fonctionnait dans un sens ne pouvait que marcher dans l'autre, elle déposa sa paume chaude sur un poignet masculin, enroulant ses doigts, s'accrochant tandis que le choc électrique se faisait ressentir. Il tourna si vivement regard et visage vers elle qu'elle du retenir un mouvement de recul. Elle se préparait à l'entendre hurler ou plus vraisemblablement grogner, mais il n'en fit rien, pas plus qu'il ne bougea sa main. Au contraire, il laissa le véhicule ralentir plutôt que d'avoir à changer une vitesse. Elle se sentait comme une dresseuse totalement inexpérimentée, le cou tendu dans la gueule grande ouverte d'un fauve indomptable. Il y avait quelque chose de totalement suicidaire dans son geste, naïf et pourtant si altruiste. 

Elle voulait juste le remercier, lui rendre un peu de cet effet qu'il avait sur elle lorsque sa peau se joignait à la sienne. Elle n'aurait su expliquer le phénomène, elle aurait même renié totalement ce phénomène si on lui avait posé la moindre question, de peur que sa folie ne soit révélée au grand jour, mais s'il existait la moindre chance pour que ce soit un tant soit peu réel, alors elle se devait de lui offrir ça. Au moins ça. Et sa main contre sa peau, elle n'osait plus bouger d'un cil, toute à sa fixation de son profil. Pas un mot, pas un son ne s'échappa d'entre ses lèvres, de nouveau concentré sur la route, il se contentait de considérer cette main comme une sorte d'extension de son propre corps, agissant comme si elle n'était pas là, sans, pour autant, risquer le moindre mouvement pour l'en chasser. Il lui suffisait d'un mot, d'un regard même, mais rien ne vint, et Astrée se laissa prendre à son propre piège, subissant l'apaisement qui grimpait le long de son bras. Relâchant son attention un instant, elle ne fut tirée de sa torpeur qu'en apercevant le panneau annonçant Beynac à la prochaine sortie.

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant