II. 48.

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Ils avaient dit à leur oncle qu'ils partaient passer les prochaines semaines chez des amis de Syssoï en Provence. Ils n'avaient pas eu envie de lui mentir, mais le frère Michel avait insisté pour que leur destination demeure inconnue de tous. Pour faire obéir Astrée, il avait expliqué que leurs poursuivants n'hésiteraient pas à torturer pour obtenir leurs informations. Ça ne l'avait pas vraiment rassurée, sachant que ces derniers n'avaient aucun moyen de savoir que son oncle, son père ou même son cousin avaient eu le droit à une fausse destination, mais au moins avait-elle accepté de mentir. Syssoï, quant à lui, avait obtenu un congé. Il lui avait suffit d'exprimer ses doutes concernant la fiabilité de son genou pour que le maître de ballet lui accorde un mois complet, pour commencer, de repos et rééducation. Cela pouvait sembler superficiel de chercher à sauver les apparences alors qu'ils ne savaient même pas s'ils seraient toujours en vie dans un mois ou même une semaine, alors qu'on venait de leur annoncer qu'ils n'étaient pas tout à fait humain mais en grande partie céleste, mais c'était rassurant, c'était comme se raccrocher de toutes ses forces aux derniers vestiges d'une forme de normalité. Ils s'offraient le luxe de l'illusion de pouvoir reprendre le cours de leur vie n'importe quand, lorsqu'ils le décideraient. 

L'un comme l'autre avaient parfaitement conscience qu'il n'en était rien, mais aucun des deux n'était prêt à l'admettre. Surtout pas elle. Mais ils avaient bien fait les choses. Ils avaient eu le temps. Il avait fallu attendre que Pâris obtienne l'autorisation de sortir de l'hôpital, soit trois jours et deux nuits. Des jours qu'elle avait passé auprès de lui, et des nuits avec Syssoï. Et chaque jour, elle avait ramené des affaires supplémentaires qu'ils rangeaient dans les placards de la petite chambre d'hôpital. Ainsi, rien ne laissait entrevoir qu'ils étaient sur le départ. Tous les matins, elle arrivait en voiture avec son même et éternel sac fourre-tout, et chaque soir elle repartait avec ce même sac... Vide. Et Benjamin faisait de même. Si bien qu'au bout de trois jours, quatre gros sacs les attendaient dans la chambre de Pâris. Des sacs qu'ils transportèrent avec eux, le soir de sa sortie, jusqu'à l'ambulance qui attendait devant l'entrée du bâtiment. 

Si quelqu'un les épiait, alors il serait à l'extérieur, sur le parking où Syssoï avait garé sa moto, et Astrée la Mini. Personne ne pourrait s'imaginer les trouver à l'arrière de cette ambulance qui quittait l'enceinte de l'hôpital. Une ambulance conduite par un inconnu casquette vissée sur la tête. C'était Michel qui s'était procuré ce véhicule, et c'était lui aussi qui avait eu cette idée. Astrée avait trouvé ça très exagéré, comme le fait de demeurer dans cette ambulance durant quelques kilomètres de conduite en zigzag dans les rues de Paris, avant de changer de véhicule dans un parking souterrain, mais le moine avait insisté, ils ne devaient prendre aucun risque. Depuis la vitre sans tain de l'arrière, elle observa sa Mini devenir de plus en plus minuscule à mesure qu'ils s'éloignaient de l'hôpital. Ce qu'elle ne remarqua pas, en revanche, ce fut la berline sombre stationnée à quelques places de là, dont le conducteur fumait une cigarette à l'extérieur, appuyé contre la portière, surveillant les allées et venues de sa propriétaire. 

Anxieuse, incertaine concernant la suite, elle se détourna de cette fenêtre sur le monde, laissant son regard s'hasarder sur les traits de son frère, et ceux de son cousin qui lui faisaient face. Aucun n'affichait leur habituelle décontraction. Ils étaient comme elle, nerveux et perdus. Ils avaient soudain l'air d'avoir dix ans de plus, et c'était sa faute, elle les avait embarqué là-dedans. Certes leurs présences la rassuraient, mais n'aurait-il pas été mieux, pour eux, qu'elle les laisse vivre leur vie en toute tranquillité ? Il lui aurait suffit de dire qu'elle comptait prendre quelques semaines de vacances avec Syssoï, rien que tous les deux. Ils ne l'auraient pas nécessairement accepté, mais ils n'auraient pas eu leur mot à dire, et au moins, ils ne risqueraient pas leur vie en l'accompagnant dans cette folie.

- Non... Souffla la voix à ses côtés, sans même la regarder ou la toucher.

L'arrière de l'ambulance n'offrait qu'un confort très précaire, et vidé de tout le matériel médical, ils se trouvaient tous les quatre assis à même le sol en tôle dur et cahotant au rythme des irrégularités de la route.

- Non. Répéta le russe face à son silence. Ils ne t'auraient pas laissé faire, ils auraient trouvé un moyen, n'importe lequel, pour te suivre.

Comme s'il lisait en elle, il soufflait sur ses angoisses et ses culpabilités comme on éteint une bougie. Il n'avait même pas eu besoin de l'observer pour savoir ce qu'elle pensait. Il lui avait suffit de... ressentir. Alors, seulement, il tourna la tête jusqu'à elle, lui offrant son regard doux et si sûr. Et elle se perdit dans ses yeux là, y puisant toute la force et la détermination qui lui faisait défaut. Puis, elle hocha la tête, comme pour répondre à ses questions muettes et lui donner raison. Elle n'en menait pas large, mais au moins il était là. C'était le bordel absolument sur tous les pans de sa vie, vie qui, visiblement, n'en était pas réellement une, mais seulement une énième tentative d'obtenir quelque chose dont elle ignorait tout, et si elle ne virait pas totalement folle, elle ne le devait qu'à lui, à sa présence à ses côtés, comme un point fixe et stable en plein cœur d'une tempête.

- Je suis là. Lui affirma-t-il, d'ailleurs, avant de déposer délicatement sa bouche contre la sienne. Je suis là.

Pour combien de temps encore ? Elle n'en avait aucune idée. Elle n'avait qu'une seule certitude : aujourd'hui, il était là, demain elle ferait en sorte qu'il le soit aussi, le lendemain plus encore.

Et chaque jour passé à ses côtés serait un jour de gagné sur la fatalité.



A suivre...

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant