Songes VI

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Les draps de lin, bien que très épais, ne parvenaient à retenir les rayons du soleil qui s'infiltraient et baignaient la scène d'une lumière diaphane presque surnaturelle, rendant chaque instant quasi intemporel. Les rires étouffés, la fébrilité de chaque geste, l'envie galopante et l'anxiété cuisante, ne faisaient que renforcer cette impression. Il ne fallait surtout pas se faire surprendre, au risque d'y perdre bien plus que sa réputation, son mariage et son honneur. Elle avait tenté de résister, elle avait même redoublé d'effort en ce sens, elle s'était imposé distance et silence, elle avait même été jusqu'à le mettre à la porte, l'obligeant à trouver un nouveau logis en pleine nuit. Et puis, elle l'avait supplié de rester, ne supportant pas l'idée de le voir s'éloigner... et les difficultés n'avaient fait qu'aller croissant. Elle avait cru devenir folle, chaque jour, chaque nuit passés à ses côtés tandis qu'elle se laissait consumer, chaque jour, chaque nuit tandis qu'il ne laissait rien deviner. 

Il n'avait rien tenté, il n'avait rien montré. Sa bonne éducation, certainement. Des valeurs et des principes qui l'avaient induite en erreur, la laissant se croire seule dans cette folie furieuse. Bien sûr il lui avait été dévoué corps et âme dès leur rencontre, mais n'est-ce pas, une fois encore, le résultat de sa bonne éducation ? Elle n'était autre que sa logeuse, et puisqu'il n'avait guère les moyens de payer son dû, peut-être mettait-il un point d'honneur à se rendre utile en toute occasion ? La serviabilité s'était transformée en évidente complicité, entraînant commérages et médisances de la part de quiconque les croisait ensemble. Avait-elle été la seule à ne rien percevoir de ce qui semblait si criant au regard des autres ? Elle avait nié l'évidence, elle l'avait repoussé, l'avait naïvement cru unilatérale. Elle avait fermé les yeux jusqu'à en devenir insouciante, cruchement vulnérable. Telle une meule de foin, il avait suffit d'une fine étincelle pour que le feu l'entraîne. 

Les épées encore au sol, son biceps cinglé de cette bande de chanvre tachée de sang, et les volets grands ouverts, ils s'étaient précipités dans une suite illogique qu'aucun des deux protagonistes n'aurait osé imaginer. Il l'avait entraîné aux armes, elle l'avait blessé avec cette même arme. Elle s'était répandue en excuses, il s'était laissé soigner. Elle s'était affolée, il l'avait moqué. Elle s'était vexée, il avait continué. Elle l'avait grondé, il s'était esclaffé. Elle l'avait giflé, il l'avait embrassé. Une fois ce pas franchi, rien n'avait plus été contrôlable et son cœur s'affolant, elle se retrouvait à bafouer un à un les différents serments qu'elle avait prononcé devant le Seigneur. Ce n'était pas son époux qui s'installait, à présent, entre ses cuisses. Pas plus que ce n'était son époux qui s'évertuait à dénouer son corset en se moquant de sa propre maladresse. Ce n'était pas la bouche de son époux qu'elle venait cueillir à la moindre occasion, tandis qu'au-dessus de leur tête, les draps faisaient office de cachette. Et puis cette voix, sa voix qui répétait ce prénom... Astrée... Astrée... Astrée encore et toujours Astrée... De plus en plus fort, de plus en plus rapidement. Un prénom qui n'était pas le sien, qui n'avait rien à voir avec le sien. Elle aurait voulu se fâcher, le repousser, lui hurler qu'elle était Alix et non Astrée, mais son corps ne lui répondait plus. 

Elle se sentait partir, fuir, s'envoler, survoler ces deux amants qui poursuivaient sans elle, survoler son propre corps... Survoler Alix... Et brusquement, chuter. 

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant