II. 3.

5 2 0
                                    


Les dernières semaines avaient été un jeu de dupe, une interminable succession de secondes qu'elle annihilait de diverses manières. Ça ira bien, bientôt ça ira mieux. N'était-ce pas ce que tout le monde répétait sans cesse au sujet de son père ? Si tant est que ce soit applicable pour elle également, alors elle n'avait qu'un seul but : tenir jusqu'à ce fameux mieux. Un mieux qu'elle ne percevait, pas même un peu. Elle ne parvenait même pas à se le représenter. À quoi ça ressemblait un mieux ? Est-ce que la douleur s'en irait d'un coup ? Est-ce qu'elle éprouverait de nouveau la sensation de faim, de sommeil, ou d'envie ? Elle avait du mal à dormir, du mal à penser, du mal à vivre. Elle n'était plus que tromperie et faux-semblants, affichant un sourire aussi feint que ses soudaines festivités nocturnes. Elle écumait les bars avec tantôt son frère, tantôt son cousin, se perdait dans la danse et la boisson, dans la musique trop forte, dans les lumières trop clignotantes. Elle s'épuisait dans le but de favoriser un sommeil qui ne venait jamais, ou trop tard. Les cauchemars ne s'en étaient pas aller, ils n'avaient fait que revenir à ce qu'ils avaient toujours été, des réveils brutaux et pas l'ombre d'un souvenir. Alors, les yeux cernés, le teint brouillé et la silhouette plus amaigrie que jamais, elle déambulait dans cette non-vie en jouant la comédie. 

Personne ne devait savoir, personne ne devait percevoir, on devait pouvoir compter sur elle. Pâris avait besoin d'elle, d'une certaine façon Benjamin aussi, tout comme son oncle. Il y avait assez d'un dépressif dans cette maison, son père n'ayant accusé aucune amélioration durant leur absence. Lorsqu'ils étaient rentrés, un mois plus tôt, ils l'avaient retrouvé dans le salon, enfoncé dans un fauteuil club, une bouteille à la main, le regard fixant le vide. Il n'avait qu'à peine remarqué leur présence, s'arrachant du fauteuil, prenant la fuite de cette pièce dont il n'était plus l'unique occupant, afin de rejoindre sa chambre et un nouvel isolement sans un mot. Il avait perçu une nuisance, rien d'autre. Néanmoins, alors qu'il croisait leur route pour emprunter l'escalier, son regard éteint dériva de la haute stature de son fils à celle, tellement plus chétive, de sa fille recroquevillée contre son flanc, l'air hagard, la douleur en bandoulière. Le bout de ses doigts s'était, alors, égaré contre une joue blanche, et ses sourcils avaient entrepris une ébauche de froncement. 

Cela n'avait duré qu'une fraction de seconde, puis l'apathie avait repris ses droits, et le père était redevenu fantôme, disparaissant dans les ténèbres d'un premier étage. Et dès lors, il n'avait plus jamais été que ça : une ombre. Elle le croisait parfois, la nuit ou le jour, toujours très succinctement, jamais sans qu'il ne semble la remarquer. Depuis combien de temps n'avait-elle pas entendu le son de sa voix ? Elle n'avait pas le droit de faiblir, elle n'avait pas le droit de laisser la baraque s'effondrer sur ses fondations ébranlées. Alors elle faisait semblant, et pour tout le monde elle allait bien. Après cette fameuse nuit passée dans une voiture avalant les kilomètres avec insatiabilité, après cet écart de conduite, cet excès de faiblesse, elle avait ravalé sa détresse et relevé la tête. À Pâris elle avait prétendu qu'il s'agissait de son deuil trop longtemps ignoré qu'il lui était revenu, brusquement, en pleine face. Puissance dix, évidemment, puisque c'est ce que font les deuils lorsqu'on ne leur accorde pas l'attention qu'ils méritent. Et puis, ce fut seule aussi, qu'elle entama son travail de reconstruction, à commencer par l'humiliation de devoir se rendre au planning familial pour un test de dépistage. L'attente, interminable, puis la confrontation avec un pseudo médecin lui rappelant Ô combien elle avait preuve d'inconscience. 

Et enfin, il y avait eu la fête, l'alcool et les diverses tentatives d'oubli. Oubli de soi. Oubli de lui. Oubli de sa voix, oubli de ses bras, oubli de toutes ces sensations dont le souvenir assiégeait encore son corps, lorsqu'elle n'y prenait pas garde. Il était loin, et pourtant elle le croisait régulièrement dans la rue, sursautant à chaque silhouette un peu voir pas du tout similaire à la sienne, à chaque chevelure de jais, ou voix tendue et grave. Elle avait pris l'habitude d'éviter le quartier de l'Opéra, par mesure de précaution. Elle le savait encore à Beynac, néanmoins, Benji, rentré une semaine après eux, lui en avait fourni la confirmation. Ils y devaient y rester jusqu'à la fin de leur location, aux alentours de fin août, et pourtant elle ne parvenait à s'empêcher de le voir partout où il n'était pas. Et peut-être était-ce là le cœur de son malaise : il n'était jamais là. Il y avait ce manque, il était présent, il existait. Elle avait beau le nier, le rejeter purement et simplement, la douleur physique était réelle. Ce n'était pas simplement son esprit qui dérivait, c'était également son corps. Assiégée par les migraines, d'une perpétuelle humeur de chien, elle souffrait dans sa chair, dans ses os, comme si son corps, déjà mort, entamait sa phase de décomposition.

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant