I. 42.

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Il s'était à nouveau garé sur le parking à la sortie du village. Même s'ils s'imposaient, de la sorte, un parcours d'obstacles à slalomer entre touristes et festivaliers jusqu'à la gentilhommière, elle avait fini par lui donner raison après qu'il lui eut expliqué qu'ainsi, personne ne les voyait partir ou arriver ensemble. Est-ce à dire qu'il comptait réitérer cette expérience ? Si elle n'osa poser la question, elle éprouva, quelque part, aux tréfonds de son être, et sans explication recevable, une bouffée d'apaisement qui la renseigna sur le degré d'angoisse dans lequel ce retour l'avait plongé. Il ouvrait la voie, marchant un pas devant elle tandis qu'elle s'était automatiquement retranché derrière lui. Elle se cachait, inconsciemment, de cette foule oppressante, de cette marée de visages inconnus, grotesques, intrusifs, qui entraient dans son champ de vision, dans son espace vital sans y avoir été conviés. Alors il marchait en tête, obligeant, de sa haute stature, la foule à se déployer de part et d'autre de sa personne, et par extension de cet autre être qui se fondait dans son ombre. 

Ponctuellement, elle surprenait son regard, fouillant dans son dos pour s'assurer de son éternelle présence. Craignait-il qu'elle se perde ? Qu'elle se fasse avaler par la cohue ? Qu'importe, elle suivait toujours, ne se laissant pas distancer sous aucun prétexte. Distraitement, elle observait les regards féminins dirigés envers lui, des œillades et sourires en coin qu'il ne semblait pas remarquer, ou du moins ne pas relever. Il progressait rapidement et aisément, bien qu'elle le soupçonnait de réduire sa vitesse habituelle pour elle, et bientôt la gentilhommière fut en vue. D'abord un bout de toiture, puis une tourelle, une imposante cheminée de pierre, l'une de ses longues et étroites fenêtres, et pour finir le mur d'enceinte, incroyablement proche. Beaucoup trop proche. Au coin de la ruelle, la foule se fit moins dense, plus éparse, et machinalement, Astrée revint au niveau de l'homme, calquant son pas sur celui qui se calquait déjà sur le sien. Ils longeaient le mur, silencieux, lorsqu'un mouvement attira l'attention de la jeune femme au niveau du portail. 

Avait-elle bien pensé à le cadenasser avant de partir ? Imaginant immédiatement une foule de touristes parasitant sa cour et sa statue, elle pressa le pas, imposant une cadence nouvelle à son partenaire. L'arche profonde l'empêchait de distinguer la grille depuis la rue, il lui fallait se trouver face à cette dernière pour se rendre compte si oui ou non, elle avait oublié de la verrouiller. Lorsqu'elle y parvint, en un léger dérapage, sa première réaction fut de se féliciter de la présence du lourd cadenas maintenant les deux battants du portail ensemble. Puis son regard fut immédiatement attiré par la forme humaine gesticulant depuis le sommet de la grille, une jambe de chaque côté de cette frontière, l'entrejambe dangereusement menacé par l'un des pics en fer forgé. Le choc passé, et la respiration coupée, d'une main se posant dans le pli de son coude, elle empêcha Syssoï d'intervenir. Il avait déjà fait un pas en avant, et tout dans son attitude trahissait cet instinct de protection dont il avait déjà, et plus d'une fois, fait preuve envers elle. Il s'était immobilisé et, passif, l'observait avancer prudemment d'un pas en direction de la grille et de l'individu qui s'y trouvait. 

 - Pâris ?

Sa voix n'était qu'un filet, qu'une hésitation, un murmure visant à ne pas voir l'apparition se dissiper. Parce que oui, il ne pouvait s'agir d'autre chose que d'une illusion. Elle était à Beynac, Pâris était...et bien, à Paris, il n'existait aucune possibilité pour qu'ils se retrouvent, brusquement, l'un en face de l'autre.

- Astro !! Sursauta l'individu, avant d'écarter maladroitement les bras et de tenter un très vague : Surpriiiise !

- Pâris ?! Répéta-t-elle hagarde, vérifiant d'un simple coup d'œil que Syssoï voyait bien la même chose qu'elle.

- Bon, j'crois qu'au niveau du prénom, on est d'accord pour dire que tu maîtrises, est-ce qu'on peut passer à l'étape où tu me libères de cette foutue connerie qui menace nos générations futures ?

De ses deux mains en coupe désignant son entrejambe, il illustrait son propos d'un sourire crispé.

- Si leur géniteur est suffisamment con pour escalader toutes les grilles fermées se trouvant sur son passage, j'imagine qu'elles ne m'en voudront pas trop de les avoir sauvé de cette vie en te laissant t'empaler, nos futures générations  !

Il avait suffit qu'il ouvre la bouche pour la convaincre de sa présence réelle et palpable. Elle était persuadée qu'une simple hallucination l'aurait façonné plus équilibré voir héroïque. Finalement, il était bien trop lui-même pour ne pas être lui-même. Elle esquissa un pas supplémentaire qui fut stoppé par une main masculine plagiant son geste précédent en se posant contre sa peau.

- Qui est-ce ? Demanda-t-il mâchoires serrées et regard qui ne quittait pas la masse gesticulante.

- Mon frère. Répondit-elle comme s'il eut s'agit d'une évidence, avant de se précipiter à la rencontre de ce dernier.

Précautionneusement, l'importun venait de redescendre de la grille, sauvant ses bijoux de famille mais s'exposant à la tornade qui filait droit sur lui et qui, une fois à sa hauteur, lui sauta dessus. Il semblait avoir prévu cette réaction puisqu'à peine il avait mis pied à terre qu'il écartait les bras pour réceptionner le petit corps qui se précipitait pour s'offrir à son étreinte. Les cuisses enserrant le bassin masculin, les bras s'enroulant autour de son cou, elle savoura le contact de cet être complémentaire, de ce corps complémentaire, de cette âme si familière. Elle sentit ses bras à lui engloutir son buste, et son nez se fourrer dans ses cheveux pour en humer le parfum, et soudainement réalisa qu'il allait lui falloir retenir ces larmes qui menaçaient ses cils.

- Merde ! Merde ! Merde ! Merde ! Psalmodiait-elle en serrant de plus en plus fort. Qu'est-ce que tu fous là ?

- J'suis venu récupérer ce dont j'ai besoin.

Il n'avait pas besoin d'en dire plus, elle sentait déjà la culpabilité se faire une place de choix dans sa poitrine. Partir régler une vente était une chose, rester à cause d'un mec en négligeant totalement son frère, l'abandonnant en chemin, en était une autre. Puisqu'elle avait admis le fait qu'elle restait à Beynac pour Syssoï, ou tout du moins pour elle en raison de Syssoï, alors elle devait reconnaître l'avoir fait au détriment de Pâris. Certes, elle avait essayé de le joindre plus d'une fois sans succès, mais après plusieurs jours de silence, elle n'avait aucunement cherché à se battre ou à insister plus avant. Dans une autre vie elle aurait sauté derrière le volant de sa petite voiture et aurait roulé sans discontinuer jusqu'à Paris. Pourtant, sa seule réaction avait été de laisser tomber, d'hausser les épaules de contrariété et de passer à autre chose. Comment avait-elle pu ? Rouvrant les yeux, après avoir ravalé ses larmes, elle embrassa tout ce qui lui tomba sous les lèvres, une mâchoire, une tempe, une mèche de cheveux bien trop longue...

- Qu'est-ce que je t'avais dit avant de partir ? Gronda-t-elle en tirant sur le catogan improvisé dans la nuque fraternelle.

- Que tu reviendrais ? Répondit-il avec insolence.

- Je t'avais surtout dit d'aller chez le coiffeur ! Bordel, Pâris, c'est plus possible, là ! Je vais devoir te les couper moi-même...

- Jamais de la vie ! Au fait, c'était qui le mec avec toi ?

"Était" ? Voulant vérifier pourquoi il parlait au passé, elle se contorsionna, manqua l'éborgner avec son coude en se tordant le cou pour voir derrière elle, dans son dos, la ruelle vide. Il était partit. Quand ? Pourquoi ? N'avait-il pas quelque chose à lui montrer ? Ne l'avait-il pas obligé à revenir jusqu'ici justement pour ça ?

- Astro ? Astrooo ? La rappelait-il à l'ordre en claquant des doigts devant son nez. C'était qui ?

- Personne, juste le locataire. Répondit-elle en lui faisant face à nouveau.

- T'avais oublié de me dire que Monsieur Connard était canon. J'comprends pourquoi tu t'éternises ici, du coup.

- Arrête de dire des conneries, et sors les clés de ma poche.

- Tu comptes descendre de moi un jour, ou comment ça se passe ?

- Ça risque de durer un petit moment, donc je te conseille de t'y faire.

Et en effet, elle resterait ainsi, accrochée à son cou, à ses hanches, à son aura, pendant de longues minutes encore, compliquant considérablement ses gestes lorsqu'il cherchera à récupérer les clefs, puis à délester la grille de son cadenas, et refermer derrière eux lorsqu'elle lui hurlera de ne surtout pas laisser ouvert. Et elle sera encore sur son dos lorsque, après des années d'absence, à son tour, il foulera du pied la faïence ancestrale. 

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant