I. 10.

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Les jours suivants se ressemblèrent désespérément, Astrée cherchant à passer le plus clair de son temps à l'extérieur, oscillant entre achat de cadenas pour la grille fracturée, et longue attente pour les plans du cadastre à la Mairie. Et lorsqu'elle osait enfin rentrer, c'était pour s'enfermer dans sa partie de la gentilhommière. Désormais, il y avait la zone libre et la zone occupée. La libre, poussiéreuse et précaire se trouvait privé de tout, même de l'électricité parfois, tandis que la zone occupée jouissait de tout le confort moderne. Sa tante avait vraiment bien fait les choses, choisissant de ne louer qu'une partie pour ne pas avoir à entretenir l'intégralité de l'immense propriété. De ce fait, pendant des années, elle avait indiqué à chaque locataire qu'au-delà d'une certaine limite, le reste de la masure était condamné, et qu'il ne valait mieux pas s'y aventurer. Mais à l'instar de l'homme des glaces, combien d'entre eux avaient bravé les interdits pour venir fourrer leur nez jusqu'ici ? Dans un sens, ça ne faisait pas grande différence. Au moment du marquage de frontière par Anne, celle-ci n'avait pas vraiment eu dans l'idée de mettre le précieux et l'inestimable à l'abri. Qui plus est, plusieurs accès permettaient le passage d'une zone à l'autre. 

La zone occupée, la partie la plus en retrait de l'habitation, celle donnant sur le parc et la Dordogne, celle qui s'avérait être la plus proche du château, n'était autre que l'aile ouest, composée de l'ancienne cuisine de service, la plus petite, de deux petits salons, de la salle de musique, de trois grandes chambres, et d'autres, plus petites, à l'origine réservées à la domesticité, sous les toits, ainsi qu'une partie des caves, réaménagées par Tatie, et une tourelle. Et la zone libre, la plus grande superficie de la gentilhommière, se composait des pièces à vivre les plus usitées par la famille, du temps de sa présence, la chambre des parents, celle des grands-parents, le grand salon, la cuisine familiale, et le territoire des enfants sous les toits et dans la tourelle Est. Evidemment, si Anne avait fait moderniser le système électrique de sa location, elle n'avait absolument pas touché au vieux compteur récalcitrant de l'aile Est, laissant Astrée batailler avec ses crises d'épilepsie qui la laissait sans courant pendant quelques minutes et parfois quelques heures. Seul avantage, la wifi qu'elle avait fait installer pour ses locataires, et dont la propriétaire bénéficiait aussi, par extension. 

Une bien maigre consolation puisqu'elle passait le plus clair de son temps à épousseter, nettoyer et vider chaque pièces de sa zone. Pour l'aile Ouest, évidemment, l'opération se révélerait bien plus délicate, mais chaque chose en son temps. Au bout de trois jours, elle n'avait toujours pas achevé de réhabiliter le grand salon. Elle avait nettoyé, dépoussiéré, rangé, mais les cartons restaient désespérément incomplets et ouverts dans un coin de la pièce. Entre ses aller-retours incessants à la mairie, la préfecture de la région, et les différentes agences immobilières, et l'ampleur de la tâche qu'était le fait de rendre cette demeure présentable, elle avait très clairement présumé de ses forces et du laps de temps qu'elle y passerait. Quelques jours, avait-elle dit à son frère. Cela faisait plus d'une semaine qu'elle avait quitté Paris, et tout restait à faire. Un travail harassant, rendu encore plus compliqué par une locataire qui avait bien du mal à intégrer la nuance très subtile entre 'propriétaire' et 'domestique'. 

Depuis qu'elle avait appris qu'elle devrait faire avec la présence d'Astrée, celle-ci mettait un point d'honneur à réclamer sa présence et ses services dès que l'envie lui en prenait. Ça avait commencé avec l'horloge du four mal réglée, et s'était poursuivit avec des serviettes de toilette en trop faible quantité. Et chaque fois, Astrée se devait de se plier aux petits caprices de madame. Après tout, il en allait de son devoir de propriétaire de s'assurer du bien être de ses locataires. Elle avait appris à appréhender le bruit des talons cliquetant sur les pavés de la cour. Ce n'était pas ses demandes ridicules, ni le sourire victorieux qu'affichait inlassablement la blonde, qui indisposait le plus la jeune femme. Non, c'était tout simplement cette incursion forcée en zone ennemie. Alors qu'elle prenait mille précautions pour ne jamais le croiser, elle se retrouvait trop souvent à s'occuper de tâches ingrates sous le regard froid et indifférent de Mister Freeze. Alors elle se pressait, sans un mot elle s'attelait à la mission du jour, en prenant soin de bien cacher ses traits sous le rideau de ses cheveux trop longs. Parce qu'elle sentait son regard sur elle, elle savait qu'il ne détournait les yeux que lorsqu'elle pouvait le voir. Il ne lui adressait jamais la parole, pas plus qu'elle ne le faisait, mais s'il avait du parler, aurait-il exprimé autre chose que son mécontentement de la voir ici, son agacement de subir ses incessantes visites ? Il la faisait se sentir comme un répugnant parasite, la tâche d'ombre sur son soleil, le moucheron dans sa coupe de champagne. Et plus il se montrait exaspéré par sa présence, et plus la blonde se faisait une joie de l'obliger à revenir. Ce n'était pas que cette dernière cherchait à déplaire à son acolyte masculin, au contraire, elle aimait a être le témoin oculaire de cette aversion profonde. Elle jubilait, elle rayonnait. Une manière très efficace de rappeler sa véritable place à Astrée : loin de lui.

Tant mieux ! Elle n'avait pas le moins du monde l'intention ou ne serait-ce que l'envie de s'en approcher. Pour nourrir une telle haine envers une inconnue, il devait être particulièrement dérangé. S'il l'avait intrigué dans un premier temps, elle s'en était remise et était allée directement à l'exaspération, sans repasser par la case départ. Comme si ce n'était pas déjà suffisamment compliqué pour elle, il fallait en plus qu'il lui impose sa mauvaise humeur. Elle voulait juste mener à bien sa mission : ranger, mettre en vente, répandre les cendres, faire son deuil. Mais rien ne se déroulait comme elle l'avait imaginé. Elle pensait que ça irait relativement vite, et que le temps restant, elle le mettrait à profit pour son propre isolement et sa convalescence. Elle avait espéré l'apaisement et n'avait découvert qu'une explosion d'émotions violentes. Les nerfs à fleur de peau, elle n'était plus que sursaut, colère étouffée, et agacement perceptible. Il n'y avait plus la moindre place pour sa tristesse, sa vulnérabilité et ses faiblesses. Elle devait être sur tous les fronts, batailler contre ses démons intérieurs, et les démons extérieurs. 

Elle ne dormait plus, ou presque pas, et lorsqu'elle y parvenait enfin, les rêves s'avéraient être encore plus violents, plus vibrants, plus vivants. Elle n'en gardait aucun souvenirs si ce n'était ses draps en boule, son front ruisselant, et ses cris qui n'en finissaient plus de déchirer la nuit. Quand tout ceci allait cesser ? Comment tout ceci avait commencé ? Elle ne se souvenait plus exactement, c'était venu crescendo. Nuits agitées, sommeil irrégulier, ça n'était pas arrivé du jour au lendemain, ça s'était simplement amplifié jusqu'à aboutir à une routine invivable. Aujourd'hui, au point culminant, c'en était devenu proprement insupportable. Elle qui faisait déjà peine à voir, n'avait fait que s'étioler depuis son arrivée. Le rythme soutenu de ses journées et les nuits trop courtes avaient achevés d'auréoler son regard de cernes vives, tandis que l'appétit venant à lui manquer, n'avait fait que renforcer son apparence chétive. Elle luttait, et tout son corps en portait la marque cuisante. Elle luttait au quotidien. Elle luttait pour se lever chaque matin, et paradoxalement, pour se coucher chaque soir aussi. Elle luttait pour avancer, luttait pour partir, luttait pour revenir. Elle luttait pour ne pas hurler, luttait en essayant de pleurer. Elle luttait pour manger, elle luttait pour respirer. Elle luttait de vivre, tout simplement. Son quotidien n'était qu'une lutte, un combat pour survivre jusqu'au lendemain. Pas de projets, plus d'avenir, elle ne vivait que pour sa mission, désespérant de ne parvenir à cocher aucun point de sa liste des choses à faire.

Elle était collée sur le frigo vide, bien en évidence entre deux magnets d'une autre époque. C'était son leitmotiv, rayer une à une les différentes tâches. Ranger. Faire les cartons. Faire venir l'expert. Obtenir une estimation... Une longue liste qui demeurait vierge de toute rayure. Et tout en bas, la tâche la plus importante : "Libérer maman".

Un bol de café tiède dans une main, sa joue reposant dans l'autre, elle fixait la liste de son air fatigué lorsque, brusquement, elle se leva, explosant le silence ambiant en faisant racler le banc contre les tomettes inégales. Il fallait qu'elle raye une tâche, elle se devait rayer une tâche. Et il n'y en avait qu'une, réalisable sur l'instant. Elle allait libérer maman...

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant