I. 18.

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Avant toute chose, ce fut son mal de crâne qu'elle ressentit en premier. Elle n'avait pas encore ouvert les yeux, ne s'était pas encore totalement échappée des brumes du sommeil, que le rythme de son sang se répercutait contre ses tempes comme Stomp au sommet de sa gloire. Elle pataugeait encore dans une désagréable touffeur ensommeillée, qu'elle regrettait déjà d'être en vie. La souffrance était partout, sous son crâne, évidemment, mais également dans ses bras, ses jambes, son dos, son cou. L'intégralité de son corps n'était plus qu'un vif hématome que chaque froissement de drap éveillait et agaçait. La bouche pâteuse, les paupières collées, ce réveil avait absolument tout d'une seconde naissance, aussi douloureuse et désagréable que la première. Et pour couronner le tout, elle avait du oublier de fermer les rideaux, avant de se coucher, si bien que l'affreuse luminosité qui baignait la chambre, teintait d'un rouge vif le revers de ses paupières closes.

Il lui fallu un effort surhumain pour s'extraire des méandres d'un sommeil ouaté, et un effort plus grand encore pour parvenir à remonter le fil de ses pensées. Qui était-elle ? Où était-elle ? Qu'avait-elle fait, la veille, pour se trouver dans pareil état ? Une à une, les réponses lui revinrent en mémoire. Astrée. Beynac. Trop bu. Cette dernière réponse entraîna d'autres questions. Comment était-elle rentrée ? Pourquoi avait-elle autant trinqué ? Et pour toutes ces questions, une seule réponse qui lui fit l'effet d'une gifle en plein visage... Ou d'une flèche en plein cœur. Syssoï. Se redressant d'un bond, faisait fi du mal dans ses membres, sous ses cheveux, et sur ses rétines, elle chercha du regard le fils de... chien ? D'où lui venait une si désuète insulte ? Qu'importe, elle y songerait plus tard. Pour le moment, animée d'une terreur réelle, elle fouillait l'espace du regard en s'attendant à le trouver là, gisant à ses côtés, peut-être armé d'un maillet ou d'un sabre, mais assurément d'un sourire cruel.

Sauf qu'à ses côtés, il n'y avait rien d'autre qu'une place vide et intacte, comme si personne n'avait jamais été là. Avait-elle imaginé toute la scène ? Avait-elle rêvé sa présence comme elle avait rêvé son meurtre ? Il l'avait ramené jusqu'ici, elle en était certaine, et il avait été encore là au paroxysme de sa terreur nocturne. Elle sentait encore sa main fraîche contre sa peau, elle entendait encore les échos de sa voix basse contre son oreille. Elle se souvint du contraste entre son attitude de l'instant et l'ignominie de son rêve. Et pourtant, le même regard chargé de regrets... Avait-elle réellement fantasmé toute cette scène ? Et si oui, où commençait le rêve et où cessait la réalité ? Avaient-ils dansé ensemble ? Était-il seulement présent ? Y avait-il eut cette fête ?

Ses poings s'enfonçant contre ses tempes, elle effectua un tour d'horizon, s'assurant, à nouveau, d'être parfaitement seule. C'est ainsi qu'elle la remarqua, la preuve de sa présence antérieure, la preuve qu'elle n'avait rien imaginé, qu'elle n'avait pas encore totalement sombré dans la folie. Sur la table de nuit vieillotte, un grand verre d'eau et deux gélules blanches n'attendaient plus qu'elle. Il était là. Du moins, il l'avait été, et, prévoyant, lui avait préparé un cocktail anti-gueule de bois. Elle aurait aimé lui en vouloir pour cette intrusion dans sa sphère intime, mais elle devait bien admettre qu'il lui évitait bien des désagréments, notamment celui de ramper jusqu'à la salle de bain afin d'y chercher de quoi se soigner dans l'hypothèse qu'il y reste des médicaments pas trop périmés. A contre-cœur, elle s'empara des deux comprimés d'ibuprofène, et les avala d'une traite à l'aide du verre d'eau. Ce ne fut qu'en reposant ce dernier qu'elle fut prise d'un nouvel élan de terreur, et dans un mouvement vif et anxieux, elle souleva les draps afin d'étudier sa tenue.

Elle portait toujours sa blouse légère et ample, mais son jean avait été remplacé par... absolument rien. Enfin si, elle avait encore ses sous-vêtements, mais au-delà, il n'y avait plus rien d'autre que ses jambes nues. Il l'avait déshabillé ? Elle sentit ses joues s'embraser à la pensée de sa culotte si basique et ses jambes si blanche. Elle aurait du s'indigner, se révolter, hurler son outrage, mais la seule émotion dont elle était capable, c'était ce trouble né de sa si banale personne soumise au regard de cet homme si élégant, si raffiné, si beau. Non, pas seulement beau, il était tellement plus que cela. Elle n'aurait su dire si elle était la seule à le percevoir ainsi, ou bien s'il en allait de même pour toute la gente féminine, mais il émanait de lui cette beauté froide et si intimidante. Il était loin de la perfection physique, et pourtant son nez légèrement tordu et busqué, ses lèvres pleines, et ses traits angulaires contribuaient à le rendre si fascinant. On eu dit un David, un Rodin, sculpté dans le marbre, figé dans le temps, parfaitement immobile et pourtant vivant dans le regard de l'observateur. Une fournaise glaciale, une chaleur givrée. A la différence d'une Charlotte à la perfection froide et distante, bien qu'elle devait l'admettre, ils allaient admirablement bien ensemble.

Voilà, elle était si éloignée d'une Charlotte, avec sa culotte en coton et ses genoux abîmés... Pourquoi avait-il fallu qu'il lui ôte son jean ? Au moins avait-il eu la décence de lui laisser sa blouse, lui épargnant une humiliation supplémentaire. Gémissant de tout son être, elle trouva refuge sous les draps, se roulant en position fœtale, ramenant le tout par-dessus sa tête. Voilà, elle allait rester ainsi jusqu'à ce que les cachets aient agit. Et peut-être même au-delà. Certainement même au-delà. Jusqu'à ce que mort s'ensuive, peut-être. Exactement, la tête sous les draps, elle était à l'abris de tout, mais surtout de lui. Qu'il s'agisse de honte, de gêne, de peur ou de rancœur, d'ailleurs, peu importait la confusion de son ressentit à son propos, elle était sûre d'une chose : elle ne voulait plus jamais le croiser de sa vie.

*

Un sursaut, encore un. La respiration anarchique, le palpitant d'une inexorable cruauté, les tripes traversées de spasmes, et le dos humide de sueur, elle subissait, à nouveau, les assauts d'une petite mort dont elle ne conservait aucun souvenir. Elle avait du se rendormir, sans y prendre garde, elle avait du clore les paupières afin de mieux fuir cette oppressante réalité, sans se méfier de ses songes, bien souvent plus obscurs et sinistres. Elle avait déjà rêvé cette nuit, elle avait déjà subit le cocktail explosif de son cerveau shooté au macabre. Aussi avait-elle baissé la garde, songeant que la répétition n'était pas au programme. Mais le cri terrifié au sortir de ses lèvres était la preuve que son inconscient n'avait rien de prévisible et qu'il ne comptait l'épargner sous le fallacieux prétexte qu'elle avait déjà eu sa dose de réveil mouvementé. Le soleil semblait bien haut dans le ciel, baignant la grande pièce de sa lumière doré, colorant chaque meuble, chaque objet sur son passage, pour le transfigurer en quelque chose de bien plus précieux. 

Mais Astrée ne prêtait aucune attention au décor, ni à l'heure, ni au jour. Son esprit malade ne parvenait à se focaliser sur rien d'autre que ses entrailles atrocement douloureuses qu'elle recouvrait de ses paumes, sur sa respiration folle et sifflante, sur les tremblements violents qui la parcourait de part en part, sur cette terreur pure dont elle ne comprenait ni les tenants, ni les aboutissants. Pourquoi ne se souvenait-elle de rien ? Pourquoi ne parvenait-elle à mettre en lumière le moindre infime détail de ce brouillard opaque qui semblait composé les méandres sinueux de son Ça. Le Moi, le Surmoi et le Ça. N'était-ce pas la classification faîte par Sigmund Freud ? Si elle parvenait, à peu près, à clarifier son Moi et son Surmoi, en ce qui concernait son Ça, la nature profonde de son inconscient, donc, c'était une toute autre histoire. Et après le soulagement du souvenir de son premier rêve, aussi atroce fut-il, elle se trouvait condamnée à replonger dans cette quintessence de frustration. A nouveau la terreur, et toujours aucune explication. 

Était-ce le même rêve ? Ou un autre encore ? Devait-elle partir du postulat que depuis des années elle se réveillait en sursaut après avoir été tuée par son locataire ? Et si oui, comment était-il envisageable qu'elle rêve de lui avant même de l'avoir croisé ? A moins que les sentiments confus et contradictoires qu'elle ressentait à son propos, aient agit comme un catalyseur et aient projeté son image sur des traits jusqu'à présent anonymes ? Le détestait-elle au point de le percevoir comme la personnification du meurtrier de ses cauchemars ? Y avait-il toujours un meurtrier dans ses cauchemars ? Était-elle tuée chaque nuit ? Ramenant ses jambes contre ses seins, entourant le tout de ses bras, elle alla échouer une joue contre un genou, et, l'émeraude de ses yeux dans le vide, un besoin vital, un besoin primitif directement extrait de son cerveau reptilien s'imposa dans l'intégralité de son être : Pâris. 

A défaut de sa mère, elle voulait son frère. Un besoin émotionnel, un besoin physique. Un besoin charnel. Elle avait besoin de lui, parce que le fil qui les maintenait en équilibre, le lien invisible qui les soudait, était bien trop étiré et douloureux. Elle avait besoin de le voir, de le toucher, de le sentir, elle avait besoin qu'il soit là, auprès d'elle, pour retrouver un peu de son intégralité. Elle était comme divisée, comme une moitié solitaire et... terrifiée. Elle avait toujours été celle qui se montrait forte, celle qui chassait les monstres sous le lit et intimidait les petites brutes du quartier. Mais aujourd'hui, pour la première fois de sa vie, elle était finalement celle qui avait besoin d'être rassurée, réconfortée, protégée... réparée.

nāphîlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant