10

9 4 3
                                    

ACHILLIA

 - Atchiii !

Je remontai la fermeture Eclair de ma veste en frissonnant sur le banc gelé. J'attendais le retour du printemps avec impatience. L'après-midi même, j'avais passé en revue ma liste de « suspects potentiels » du Cénacle. Une pure perte de temps. Aucun des garçons ne correspondait au profil de Kensei. Du moins, à l'idée que je me faisais de lui. La gente masculine de mon lycée trainait toujours en bande et parlait sans arrêt de filles et de jeux vidéo, entres autres. Impossible de les approcher. Kensei me paraissait plutôt réservé, pas le genre à baver devant la vitrine de Micromania.

- Merci d'être venue, Achillia. C'est très important pour moi.

Je levai la tête. Augustin m'adressa un sourire engageant, son casque de motard sous le bras. Je restai de marbre.

- De quoi voulais-tu me parler ? demandai-je, morose.

Il se détourna de moi pour observer la balançoire.

- Cet endroit ne te rappelle rien ?

Belle manière d'éluder ma question ! Ce parc, si glauque et mystérieux m'évoquait pourtant des souvenirs délicieux... Je me fis violence pour ne pas me laisser submerger par la nostalgie.

- Augustin, tu comptes répondre à ma question ou je peux m'en aller ?

Il acquiesça mais garda le silence. 

- Ce dont tu veux me parler, c'est à quel propos ? insistai-je.

Il s'assit près de moi et me jeta un coup d'œil à la dérobée comme s'il craignait ma réaction.

- J'aimerais que nous travaillions ensemble sur mon projet d'écriture. Tu veux toujours devenir romancière, n'est-ce pas ?

Je le regardai, à la fois sceptique et flattée qu'il se soit rappelé de ce détail.

- Tu es d'accord, Achillia ?

- At... chii !

J'avais éternué dans mon mouchoir assez fort pour que tout le bâtiment Est de l'hôpital m'entende. Je relevai la tête, ayant la sensation d'être épiée. Passées quelques secondes, je haussai les épaules. Mon imagination me jouait sans doute des tours.

- Oui, reniflai-je. Je suis d'accord.

Il m'offrit un sourire étincelant de dents blanches. Je ne parvins qu'à grimacer. Puis, aussi naturellement que si nous étions encore ensemble, il mit son bras autour de mes épaules. Ce geste, pourtant réconfortant, me fit bondir du banc. Je n'avais pas l'intention de me laisser amadouer.

- Bon, euh..., je pense que je vais y aller. Je fis volte-face brusquement. 

- Qu'y a t-il ? s'alerta Augustin.Je secouai la tête.

- Rien.

Hormis cette angoissante impression d'être observée. Etait-il possible que ce soit... Kensei ?

- Quand veux-tu que nous commencions ?

- Demain soir après les cours ça te convient ? Je serai dans mon bureau à 17h30.

- D'accord. Bonne soirée, Augustin.

Je tournai les talons sur ces mots et mis mes écouteurs sur mes oreilles. Il ne chercha pas à me rattraper, il avait compris le message. Une vibration se fit sentir dans la poche de ma veste et je pris mon portable en croisant mentalement les doigts pour que ce ne soit pas Augustin.

«Votre commande du 06/01 est désormais disponible à la librairie La Tour Papier. Merci et à bientôt. »

Je me rendis à la petite boutique d'un pas pressé. La nuit était tombée et j'avais toujours la sensation dérangeante d'être épiée.

- Attention !

Je ne vis la voiture foncer sur moi qu'à la dernière seconde. Je serais restée tétanisée sur le passage cloutée si quelqu'un ne m'avait brutalement poussée en avant. Je tombai face contre l'asphalte et m'éraflai les paumes.Etourdie et choquée, je m'assis sur le rebord du trottoir en claquant des dents. Au moins, j'étais vivante !

- Fait ch..., grogna une voix tout près de moi. Je levai la tête.

- Adrien ?! Qu'est-ce que tu fais ici ?! m'exclamai-je, les yeux ronds comme des soucoupes.

- Je te sauve la vie, idiote !

Il se tenait la cheville en grimaçant.

- Vous allez bien, les jeunes ?

La silhouette svelte du conducteur se découpait dans la pénombre. Sa voix tremblait d'inquiétude. Derrière lui, sa voiture avait pilé net et on pouvait entendre les gémissements d'une femme par la portière entrouverte.

- Oui, répondis-je en jetant un coup d'œil à Adrien. Allez-y.

Il ne se le fit pas dire deux fois. Redémarrant sur les chapeaux de roues, il disparut de la circulation en quelques secondes.Je me relevai, les jambes flageolantes et tendis la main à Adrien.

- Tu peux marcher ? J'habite à deux pas d'ici.

- Ça ira.

Il écarta ma main et se remit seul sur pied, si je puis dire. Je remarquai bien qu'il boitait et j'admirai le courage dont il faisait preuve en ignorant la douleur qui, je suppose, devait lui donner envie de hurler.

- Décidément, les frères Chance ont l'héroïsme dans le sang ! souris-je.

Il m'adressa un regard noir et je me sentis rougir.A la maison, je pris la trousse de soins dans la cuisine et lui fis un bandage sommaire. Je culpabilisai en le voyant serrer les dents. Comme son frère, il avait été blessé à cause de moi.

- A ce propos, comment va Noam ? Est-ce qu'il va bientôt revenir au lycée ? demandai-je en m'asseyant sur une chaise face à lui.

- Il va beaucoup mieux. Il est même encore plus fatiguant que d'habitude.Je souris malgré moi.

- Comme tous les frères, j'imagine. Tu veux boire quelque chose ?

- Non, je vais y aller.

- D'accord. Euh..., Adrien ?

- Oui ? grogna-t-il.

Je haussai les sourcils, étonnée. Le ton de sa voix oscillait entre méfiance et agacement. Je repris :

- Que faisais-tu dans le quartier sud ? C'est plutôt loin de chez toi et il est tard...

Il me regarda de toute sa hauteur.

- En résumé, je suis trop riche pour fréquenter ton quartier ?

- Non, ce n'est pas ce que je voulais dire, je...

- Tu sais, Achillia, me coupa-t-il. Ce n'est pas en ayant cette mentalité que les relations sociales entre les quartiers s'amélioreront. Cela ne fait que nous diviser davantage.

Je restai bouche bée. Quel prétentieux !

Je croisai les bras sur ma poitrine.

- J'ai toujours entendu dire qu'on ne mélangeait pas les torchons et les serviettes.

- Pourtant les torchons et les serviettes vont dans la même machine à laver, répondit-il avec un sourire moqueur.

Je lui ouvris la porte d'entrée et il me quitta sur ces mots.

Rien que nousOù les histoires vivent. Découvrez maintenant