Chapitre 15 : Teaghan

646 97 0
                                    

Je me réveillai brusquement, mes tympans et mon crâne demandant grâce à cause du son strident de la corne de brume m'annonçant que ma probable « dernière journée » venait de commencer. « Dernière journée » en tant que personne vivante ou en tant que femme libre, soit dit en passant.

Il n'y a pas à dire... J'avais foutrement envie de me lever et d'aller saluer les petits oiseaux chantants.

Je laissai échappé un grognement plaintif.

Bon sang !  Comment ma vie et mes objectifs bien définis il y a encore quelques jours à peine, avaient-ils pu si mal tourner ?

Bien décidée à me voiler la face pour quelques minutes supplémentaires, je refermai les yeux et me surpris à fantasmer sur le fait que toute cette merde qui m'étais tombée dessus ces dernières heures, n'était en réalité qu'un mauvais rêve duquel je venais seulement de me réveiller.

Peut-être étais-je encore dans mon lit, à la maison, et les Jeux auxquels j'étais censée participer en tant que championne de mon clan n'avaient-ils pas encore commencé ? Peut-être avais-je rêvé ma nuit passée avec Sam ou mes au revoir à Dan et Katy ? Peut-être que cette dernière n'avait jamais battu un Scientek lors d'une épreuve mémorable et que mon amant d'une nuit ne s'était jamais transformé en monstre de cauchemar au service d'un Dieu de la destruction que je devais à mon tour servir en éradiquant tout un clan ?

Peut-être... n'avais-je jamais rencontré Keir O'Connor, finalement. Peut-être que ma haine – ma véritable haine –, celle que je nourrissais depuis l'enfance envers les membres de son clan, était encore intacte ?

Parce que c'est bien là le problème... soupirai-je intérieurement en fermant les yeux encore plus fort et en agrippant les draps. Car, depuis cette discussion avec ma mère, la découverte de ce qu'elle avait fait et la révélation des membres du conseil sur le massacre de plusieurs Vingtiales perpétué par Sam, je n'avais plus... la niaque. J'étais même plutôt tétanisée par l'horreur de la situation et mon monde qui ne tournait plus rond.

Pourtant, j'avais commencé ces Jeux en mode warrior, prête à dézinguer le moindre Scientek que je trouverais sur mon chemin vers ma vengeance. À ce moment-là – ce moment pas si lointain où tout était tellement plus simple – je haïssais les O'Connor, simplement parce qu'ils étaient des O'Connor, justement. C'était peut-être un tantinet puéril et – soyons honnêtes – complètement con, mais c'était tellement plus simple ! Alors, au final, qu'est-ce qui avait changé ? À part cette haine aveugle et – en partie – justifiée, bien sûr. Parce que même si c'était stupide – la haine aveugle et tout et tout – je n'avais pas pu acquérir l'immense sagesse  qui était à présent la mienne vis-à-vis de ladite « haine aveugle » aussi rapidement que ça, si ?

Sérieusement, qu'est-ce que ça pouvait bien me faire que ma mère ait promis le sang de nos ennemis au Dieu Balor ? Mon « contrat » était pourtant très clair dès le départ. J'étais donc un peu hypocrite de m'offusquer. Bien sûr, je pouvais arguer pour ma propre défense – ou pour m'enfoncer un peu plus dans les méandres de la culpabilité – que je ne connaissais pas, à l'époque, quels étaient les réels tenants et aboutissants du pacte que j'avais passé avec ceux qui m'avaient « élue » comme leur championne. Sauf que... Je m'étais toute de même engagée – en toute connaissance de cause – à venger mes grands-parents en tuant des gens. C'était donc un poil abusé de monter maintenant sur mes grands chevaux, non ?

Argh... Était-ce cela que les médecins de l'air pré-bannissement appelaient de la schizophrénie ? Ou de la bipolarité ? Ou un trouble dissociatif de l'identité ?

Quoi qu'il en soit – peu importait mon diagnostique – je me répétais, mais... Qu'est-ce qui avait changé, bon sang ?! Pourquoi avais-je soudain ces putains d'états d'âme qui me bouffaient le bide ?

Était-ce parce que j'avais finalement découvert l'étendu des pouvoirs qui étaient les miens – et surtout d'où ils venaient – et que j'avais à présent la certitude d'avoir assez de magie pour réussir à faire un véritable massacre parmi les membres du clan O'Connor ? Pour réussir à les tuer tous, y compris les enfants innocents, alors que je pensais jusqu'à maintenant être seulement capable d'en éliminer une dizaine au maximum avant d'être tuée à mon tour ?

Ou bien encore... Était-ce parce que j'avais développé une sorte d'empathie envers les membres de ce clan ennemi, qui n'étaient malheureusement pas tous les machines de guerre froides et sans cœur que l'on m'avait toujours décrites... Ma certitude d'être une bonne personne et celle d'être du côté des opprimés, avaient-elles fait de moi quelqu'un qui ne réfléchissez pas plus loin que le bout de son nez et qui mettait tout le monde dans le même panier ? Jusqu'à présent, je ne m'étais jamais posée véritablement cette question mais... Les Scienteks méritaient-ils tous de mourir pour satisfaire les besoins d'un dieu sanglant ? Sans doute que non. Mais si je ne le faisais pas, le dieu de la destruction risquait de se venger en s'en prenant aux miens et si je devais faire un choix...

Cette dernière pensée finit de me réveiller complètement. Je me redressai et, d'un geste rageur, repoussai les draps qui s'étaient enroulés autour de mon corps.

Pour ma « dernière nuit », les membres du conseil m'avaient gracieusement accordé une faveur. Une chambre douillette avec « eau courante » et « chauffage au sol », le tout rendu possible grâce au système d'hypocauste qu'utilisait déjà les ultra-lointains ancêtres des humains lambda.

Il faisait tellement chaud dans cette pièce que j'avais finalement passé la nuit en simple t-shirt. Chose qui m'arrivait très rarement, car j'avais pris l'habitude de me tenir toujours prête. À quoi, au juste ? Ça... Bref.

Je me débarbouillai rapidement, m'habillai tout aussi lestement et j'engloutis la portion de nourriture que l'on m'avait donné la veille avec un appétit d'ogre. Je venais de décider que je ne me laisserais pas abattre par ma conscience. Du moins, pas tout de suite.

Comme c'était peut-être la dernière fois pour moi, je fis appel à une infime partie de mes pouvoirs pour faire apparaître une miche de pain toute chaude. Cela me coûta un peu d'énergie – elle venait directement du four de l'un des meilleurs boulangers de mon clan – mais cela en valait la peine. On réfléchissait toujours mieux le ventre plein. Enfin, je réfléchissais toujours mieux le ventre plein.

Quand le deuxième appel de la corne de brume résonna, j'étais prête.

J'ouvris la porte et... tombai nez à nez avec mon ex-colocataire.

Héritiers des Bannis - Tome 1 : Clans ennemisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant