Chapitre 16 : Teaghan

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Je pénétrai sur la lande qui allait nous servir de terrain d'affrontement avec l'impression que mon esprit et mon corps étaient devenus deux entités distinctes. Ma démarche avait quelque chose de martiale, mon dos bien droit, ma tête haute, mon menton relevé dans une attitude de défi que je cherchais à présenter au reste du monde. Je sentais ma longue tresse battre au creux de mes reins, mes pieds foulant le sol herbeux piqueté de bruyères, avec souplesse et autorité.

De loin, je devais avoir l'air d'une combattante sûre d'elle et concentrée sur la tâche que les membres de son clan lui avaient confiée. J'étais la championne des Andrasta qui avançait vers son destin. Je jouais ici le rôle de ma vie. Nul doute que d'un point de vue extérieur, j'incarnais à la perfection mon personnage de guerrière froide et stoïque, prête à tout donner pour survivre dans l'arène, face à mon ennemi.

Ce n'était pas le cas. Mon état d'esprit était à mille lieues de l'image que je renvoyais à mon «public ».

Mes yeux dévièrent vers les gradins installés à la va-vite. Je réprimai un mouvement de recul à la vue de la dizaine d'officiels Draoid'hean autorisés à assister à l'événement. Ma mère, mon père et ma marraine en faisaient partis. Ils étaient assis au premier rang, une arbalète pointée négligemment sur leurs tempes par des Scienteks qui se tenaient raides comme des piquets. Sauf un. Callum O'Connor, « bourreau » auto-proclamé de ma mère et qui avait le regard fixé sur elle.

Je serrai les dents, tentant de garder un visage impassible quand je croisai les yeux turquoise si semblables aux miens avant de reporter mon attention sur la petite table de pierre trônant au milieu de la lande, indiquant ma destination.

            Intérieurement, je luttais contre l'envie viscérale de venir au secours des membres de mon clan. Pourtant, je savais qu'ils n'étaient pas en danger. L'arbalète faisait partie intégrante du protocole sécuritaire mis en place pour que l'affrontement final entre Keir et moi ait lieu. Sans ces mesures draconiennes, notre combat aurait dû être annulé. Ce que Sam avait fait avait traumatisé – à raison – plus d'un Scientek.

Incapable de savoir si je n'allais pas me transformer à mon tour en ce monstre aux pouvoirs surpuissants, les membres de mon clan avaient mis en place des sorts de protection drastiques autour de l'arène, destinés à rassurer toutes les personnes présentes, Scienteks et Draoid'hean confondus. Ma mère m'avait expliqué que je ne pourrais donc pas utiliser certains de mes pouvoirs, mais comme il s'agissait surtout de magie du sang liée au dieu de la destruction, cela ne me posait aucun problème. Penser à Balor et à ses « dons » me laissait de toute façon un goût amer dans la bouche et alimentait une peur viscérale qui prenait sa source dans mes tripes. Heureusement pour moi, j'étais bien plus forte que ça et mes pouvoirs issus de la nature et des éléments étaient suffisants.

Comme les Scienteks n'y connaissaient pas grand chose à la magie – et qu'ils ne faisaient pas entièrement confiance aux Draoid'hean – le conseil dans son ensemble avait décidé de mettre en place cette configuration synonyme de principe de précaution : tous les Draoid'hean présents étaient connectés télépathiquement à un Scientek qui pointait une arbalète sur leur tête. Au moindre faux pas...

Les membres de mon clan avaient confiance en moi, ils savaient que je n'étais pas Sam. Ils avaient donc accepté cette condition qui rendait pourtant l'atmosphère dans l'arène lourde et plus... solennelle.

J'arrivai finalement près de la table de pierre sur laquelle reposaient plusieurs lames. C'était la tradition. Le combat des deux champions était avant tout un duel, la magie et la génétique étant les atouts personnels des deux adversaires. Je grinçai des dents en me disant que si les miens ne s'étaient pas autant reposés sur leurs pouvoirs au cours de ces dernières décennies, nous aurions peut-être gagné un poil plus de respect auprès de ces guerriers impitoyables qu'étaient les Scienteks et cela aurait peut-être – là encore je n'étais sûre de rien – changé quelque chose... Je l'avais bien compris en côtoyant Keir. Quoi qu'il en dise et quoi que j'en pense, la vision que nous avions l'un de l'autre avait évolué au cours de notre enfermement.

Ma mâchoire se crispa davantage quand un petit pincement au cœur me rappela les pensées dérangeantes qui m'avaient saisie suite au regard que m'avait lancé Keir ce matin, avant de disparaître dans le couloir.

Je secouai la tête pour effacer son visage à l'expression presque... vulnérable. Bien sûr, c'était complètement ridicule quand on y repensait – Keir était l'antithèse de la vulnérabilité – mais cela avait permis à des émotions sournoises de s'immiscer en moi, faible créature un peu trop empathique pour mon propre bien.

J'inspirai profondément et me concentrai plus attentivement sur les lames qui se trouvaient sur la table. Je devais en choisir au moins une. Je dédaignai immédiatement les épées en fer ou en bronze que les membres de mon clan affectionnaient tant. Des armes plus « traditionnelles » et « dignes », selon eux. Foutaises. Ces épées étaient beaucoup trop lourdes pour mon gabarit. Trop grandes, aussi et leurs lames étaient fragiles. Au premier coup trop puissant que je parerai – avec la force surnaturelle de Keir en tant qu'adversaire – elles se briseraient.

Mon attention se focalisa donc sur les lames en titanes – légères et solides – que les Scienteks s'enorgueillissaient de posséder grâce à leurs fouilles méthodiques des anciennes armureries. Les miens n'avaient jamais voulu leur montrer qu'ils reconnaissaient la supériorité de ces armes. Je n'avais pas ces états d'âme. Je pris donc un sabre et un glaive – plus courts et légers qu'une épée traditionnelle – ainsi qu'une dague que je glissai dans ma botte, un arc et quelques flèches. Leur arsenal était vraiment impressionnant.

Les deux Médiateurs me dévisagèrent avec un drôle d'air, mais je fis mine de rien remarquer. Je ne bafouais pas le règlement, j'écornais juste la tradition. Il gardèrent le silence et m'invitèrent à reculer de plusieurs pas, le temps que le champion Scientek choisisse à son tour ses armes. «Champion Scientek » que je n'avais – bizarrement – pas envie de revoir.

Quand Keir pénétra dans l'arène, je me figeai pendant quelques secondes, incapable de détourner les yeux, me rappelant le regard presque suppliant qu'il m'avait lancé ce matin et qui me faisait le même effet qu'un coup de poing dans l'estomac. Je frissonnai en croisant ses prunelles grises qui se rivèrent aux miennes.

En colère contre moi-même, je décidai de me remettre les idées en place en le regardant avec... un œil neuf. Je le détaillai donc comme si je le voyais pour la première fois, comme si l'intermède de notre enfermement n'avait pas eu lieu, comme si je n'avais pas développé une sorte d'att... de « sympathie » pour ce type qui était avant tout mon ennemi. Je le détaillai et notai avec un énervement croissant – teinté d'un poil de regret – que tout, chez lui, suscitait quand même mon... admiration. Que ce soit sa silhouette de guerrier aux proportions parfaites, sa démarche souple et assurée, son visage aux traits durs et ciselés, à l'expression froide et déterminée ou son regard gris, vif et intelligent...

Bon sang, Teaghan ! Reprends-toi !

J'inspirai profondément et recouvrai mon masque de princesse des glaces que je n'aurais jamais dû quitter. Ma vie était peut-être devenue un sacré bordel et le chaos qui régnait dans mon cerveau augmentait de façon exponentielle – surtout en présence de Keir – mais je ne devais pas faire de ce Scientek le point de repère de mon nouveau monde.

Même s'il était le seul à vivre la même chose que moi, j'avais une mission.

Et peu importait que j'aie à présent la réponse à la question qui me bouffait le bide depuis ce matin.

Qu'est-ce qui avait changé pour que j'aie à présent des états d'âmes vis-à-vis de ladite mission ?

Je faillis hurler de frustration quand la réponse s'imposa à moi avec une évidence déconcertante parce que...

Qu'est-ce qui avait changé dans ma vie et qui alimentait ma putain de culpabilité envers mes ennemis ?

Lui. Et mon envie stupide de ne pas le tuer alors que j'en étais capable, à présent...

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Héritiers des Bannis - Tome 1 : Clans ennemisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant