Chapitre 15.2 : Keir

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Je faillis tomber sur le cul quand la porte qui se trouvait en face de la mienne s'ouvrit pour laisser apparaître une Teaghan aussi surprise que moi. Comble de la bizarrerie, sa prime réaction fut de me tendre un bout de pain encore chaud.

Alors soit, c'était étrange. Mais je ne me fis pas prier. Je saisis la miche de pain et croquai dedans. C'était... vachement bon.

Tout en mâchouillant consciencieusement ma pitance matinale en fixant Teaghan, je me fis cette réflexion : je devais être encore sacrément dans le coaltar pour faire... ce que j'étais en train de faire. Car en bon Scientek que j'étais censé être – le « bon » Scientek que j'étais encore jusqu'à très récemment, soit dit en passant – j'aurais dû toiser mon adversaire et lui faire comprendre par le seul pouvoir de mon regard polaire où elle pouvait se le carrer, son quignon.

Sauf que j'avais découvert – très récemment là aussi – qu'être un « bon » Scientek, ne voulais strictement rien dire. En réalité, j'étais simplement un putain de pion dans un « monde » que je pensais dominer grâce à mon intelligence surdéveloppée. A priori – et, croyez-moi, j'avais presque envie de gerber rien que d'y penser – je ne devais finalement pas l'être suffisamment. Intelligent.

Ouais, carrément... Je venais de découvrir – à plus de vingt ans – que je pouvais me tromper. Et que mon père pouvait me mentir et me cacher un pan entier de son passé. J'avais encore beaucoup de mal à l'avaler. D'où l'envie de gerber.

Quoi qu'il en soit, même si j'étais finalement plus naïf et stupide que je ne le pensais, les Draoid'hean – eux – n'étaient pas non plus aussi cons, faibles et limités intellectuellement que je l'imaginais. Ça compensait un peu ma légère désillusion concernant ma perfection.

Attention, je ne me cherchais pas d'excuses ! J'énonçais juste des faits.

Les Draoid'hean n'étaient pas tous des plantes vertes arriérées et faiblardes. Il était d'ailleurs très important que je parvienne à m'en convaincre totalement – des années de conditionnement n'étaient pas si facilement effaçables que ça – car pour sauver Safia, j'avais accepté de truquer le combat de ma vie. Celui qui était censé montrer ma supériorité à tous mes congénères et leur infériorité à tous mes ennemis. Ce qui n'était à présent plus possible et qui – vous l'aurez compris – me faisait franchement chier. Presque autant que le fait d'être manipulé.

Voilà pourquoi, pour éviter de me laisser submerger par ma foutue fierté et ne pas envoyer valser mon bon sens en tuant Teaghan malgré tout, j'avais passé la nuit à tenter de me faire entrer dans le crâne que certains Draoid'hean méritaient de vivre. Je pensais sincèrement y être arrivé.

Mais maintenant que je me trouvais face à celle qui représentait pour moi, à elle seule, ces plantes vertes dignes d'intérêt, je restai figé, incapable de savoir où j'en étais et ce que je ressentais vraiment face à tout ce merdier. En croisant ces yeux turquoise qui faisaient désormais partie de ma vie, mon cerveau était passé en mode pause, trop fatigué pour faire cohabiter les « deux Keir » qui s'affrontaient avec rage sous mon crâne. Le Keir sûr de lui et fidèle aux enseignements Scientek sur notre supériorité incontestée et qui voulait continuer de voir ses ennemis comme des êtres inférieurs et reprendre sa vie là où il l'avait laissée, et celui qui admettait que faire des généralités aussi grossières que « tous les Draoid'hean sont des cons » et ne jamais remettre quoi que ce soit en question, était une idiotie sans nom. J'avais envie de hurler. Ce qui ne devait pas m'être arrivé depuis le jour où j'avais cessé d'être un mioche colérique pour devenir un modèle de sang-froid et de perfection.

Mouais... Heureusement que j'étais toujours capable de masquer mes émotions, hein...

De toute façon, Teaghan et moi avions interdiction de nous parler avant le début du combat. Mais, est-ce que nous fixer en bouffant du pain était autorisé par ce conseil qui avait été à deux doigts de nous condamner à mort avant de nous souhaiter une bonne nuit et de nous faire escorter – séparément – dans nos chambres « tout confort » respectives ? A priori, oui.

Héritiers des Bannis - Tome 1 : Clans ennemisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant