Sang perdu

21 - Rien que pour moi, le petit rat

(18 septembre 2020) 

Sali n'avait jamais eu trop peur du noir, pour cause, elle y voyait assez bien. Pourtant, la dernière phrase de Parc la laissa avec un sentiment de terreur. Elle se réfugia sur le premier fauteuil qu'elle trouva. Elle le redressa, car il était renversé, et s'y pelotonna silencieusement. Est-ce que Jordan avait dit ça pour qu'elle ne tente pas de s'échapper ? 

Ici aussi elle sentait la poussière qui saturait l'air. Elle étouffa trois éternuements successifs et passai un long moment débattre sur la pertinence qu'il y aurait à se moucher dans son t-shirt.

Parc la laissa là quelques heures ou bien une journée entière. Elle n'aurait su le dire, tant sa perception du temps se trouvait faussée par les ténèbres et le silence. Après un temps, la peur céda la place à l'ennui et elle se détendit malgré elle. A un moment donné, elle dut se mettre à somnoler, car elle se réveilla en sursaut, la bouche sèche et l'estomac dur comme pois-chiche. 

Il sembla à Sali qu'une éternité s'était écoulé lorsque le cliquetis de la serrure résonna de nouveau. Son soulagement laissa vite place à une nouvelle inquiétude. Et s'il ne s'agissait pas de Parc ? Elle s'extirpa sans bruit du fauteuil et se coulai derrière alors qu'une silhouette sombre surgissait dans l'encadrement de la porte. L'ombre jeta un oeil par-dessus son épaule, dans le couloir, puis referma la porte. 

« ... Sali ? »

Au chuchotis incertain de Jordan, elle releva la tête par dessus le dossier du fauteuil. 

« Ah, te voilà », dit-il encore. Il lui tendit une chose volumineuse. « De l'eau », précisa-t-il en dévissant le couvercle du bocal. 

Sans un mot Sali prit le récipient et le vida en quelques longues rasades. 

« ... Tu sors en plein soleil depuis des mois », croassa-t-elle d'un ton accusateur en lui rendant le pot. « Tu manges notre nourriture et tu ne bois jamais de sang. »

Il haussa les épaules : « Il arrive que les Vampires de mon âge ne soient pas aussi sensible à la lumière du jour que les plus anciens. On nous appelle les Diurnes, les Vampires qui supportent le soleil. Si ça peut te rassurer, il est très probable qu'avec le temps je devienne incapable de sortir la journée. D'ailleurs, les plus sensibles d'entre nous finissent même par ne plus tolérer le simple éclat de la lune. Pour ce qui est du sang ... je ne suis pas aussi novice que tu voudrais le croire. »

Sali le regarda éberluée.   « Est-ce que tu m'as déjà mordue ?! » Même dans l'obscurité elle devina le malaise de Parc. « Est-ce que je vais me transformer en vampire ? » s'enquit-elle alors.

Jordan se détendit un peu, sans pour autant se départir de sa gravité. « Ne sois pas bête. »

« Tu m'as mordue. Ça ne ressemble pas au genre de truc qu'on oublie ... »

« Tu sais », se défendit Jordan en dessinant distraitement des motifs dans la poussière. « Je brûlais d'envie de te le dire à chaque fois qu'on était ensemble. Ne te méprends pas, j'ai voulu que tu oublies et j'ai fais en sorte que tu enfouisses ces souvenirs, mais je n'en ai tiré aucune satisfaction. »

Trop aimable. Il attendait des félicitations peut-être ?

« Comment tu t'y es pris ? » Elle réfléchissait, les yeux toujours fixés dans le vide, cherchant à se rappeler. « Si tu m'as fait oublier, tu peux me rendre mes souvenirs, non ? »

Il la gratifia d'une moue. « Pas vraiment, l'Influx est plus un art de suggestion que de manipulation à proprement parler. Pour la plupart, les Vampires sont capables d'influer sur certaines émotions et par ce biais sur la volonté d'autres créatures vivantes. Nous exacerbons les sentiments ou les assourdissons au gré de nos besoins, pour encourager l'obéissance, l'affection, le désir ou encore la crainte. Avec un peu de dextérité, il est même possible de générer l'oubli. Mais nous ne créons pas ces comportements de toutes pièces. » Il eut l'air pensif. « Quoique les plus puissants d'entre nous repoussent parfois ces limites ... à condition qu'on les laisse vivre assez longtemps pour ça. »