Chapitre 3 - Deuxième Partie

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Dans la forêt à l'ouest d'Horenfort, le silence nocturne n'était troublé que par les hululements lugubres d'une chouette et le doux chuintement des aiguilles de pins balancées par le vent. Il faisait encore sombre, pourtant le jour n'allait pas tarder à se lever. Entre les hauts conifères, une silhouette avançait sans s'inquiéter de l'obscurité ni de la menace des animaux nocturnes. Ses pas lents faisaient crisser les brindilles sous ses sandales, et un craquement sonore finit par faire s'envoler la chouette au-dessus de lui. L'homme la suivit du regard et en profita pour s'arrêter un instant. Il s'appuya d'une main sur le tronc de l'arbre le plus proche, s'efforçant de reprendre son souffle.

Le sentier montagneux qu'il empruntait n'était pas des plus aisés. Son ascension requérait endurance et agilité, ce dont le vieillard était dépourvu depuis fort longtemps. Mais chaque semaine, il s'infligeait la même escapade nocturne, ignorant ses membres tremblants de faiblesse et son souffle court. Rien n'aurait pu l'en empêcher. Il offrait sa sueur à la Terre, son souffle au Vent, sa volonté à la Nuit. Les Esprits l'accompagnaient.

Déterminé, il reprit son chemin, un pas après l'autre, ignorant la douleur grandissante qui embrasait ses poumons. Étouffant une quinte de toux, il déboucha sur une minuscule clairière, au centre de laquelle l'attendaient un cercle de pierres et un reste de cendres de la semaine précédente. Il était le premier arrivé, comme à son habitude. Demandant un dernier effort à son corps meurtri, il se pencha pour ramasser quelques branches puis raviva le foyer. Il accueillit le Feu avec gratitude et s'assit à quelques pas des flammes pour attendre ses disciples.

Ils se présentèrent en silence, les uns après les autres, respectant le repos méditatif dans lequel ils trouvèrent leur Maître. Ils s'installèrent à leur tour près du Feu, non sans lui avoir adressé une pieuse prière.

En les observant, le vieil homme sourit. Ses disciples étaient de plus en plus nombreux. Des hommes et des femmes de tous âges qui venaient chercher auprès de lui conseils et guidance, qui s'engageaient à mettre leur foi au cœur de leur existence. Le peuple commençait à s'éveiller, enfin. À revenir dans le droit chemin. Il y avait encore de l'espoir.

Lorsqu'ils furent tous installés, l'homme abaissa le capuchon de sa cape rouge et salua l'assemblée. Ils portaient tous une tenue semblable à la sienne, et les tons écarlates sublimés par la lumière du feu le ravissaient, excitaient sa passion. Il ferma les yeux et leva les mains vers le ciel avant d'entamer la prière de bienvenue. Bientôt, les voix de ses disciples s'unirent à la sienne :

- Ô Grands Esprits, nous nous tenons devant vous, humbles et dévoués. Nous honorons votre présence et jurons de vous servir. Ô Lune, éclaire-nous. Ô Vent, guide-nous. Ô Terre, renforce-nous. Ô Soleil, réchauffe-nous. Aujourd'hui et à jamais nous œuvrons pour votre Gloire, nous, les Serviteurs des Grands Esprits.

Il rouvrit les yeux et balaya l'assemblée du regard, laissant quelques instants ces paroles s'imprégner dans le pieux silence qui les suivirent. Puis, sans plus attendre, il entama son sermon.

- Enfants des Esprits, vous qui avancez à mes côtés sur les chemins de la lumière, vous avez peut-être entendu parler de cette terrible rumeur qui se propage dans les rues de la cité. Un garçon est tombé dans le Marais Maudit.

Laissant cette annonce faire son effet sur l'auditoire, il rassembla ses forces et ordonna à ses jambes fatiguées de se lever.

- Ne vous avais-je pas prévenus, mes chers amis ? Ne vous avais-je pas dit que de grands malheurs nous attendaient si nous ne revenions pas sur le droit chemin ? Les Esprits sont en colère. Ses enfants leur tournent le dos, leur préférant de fausses idoles et des prêtres clinquants qui les attirent loin de la vérité. Cette tragédie n'est qu'un premier pas vers l'obscurité. En menant le garçon vers le Marais, les Esprits nous mettent en garde. Les ténèbres nous guettent. Les ténèbres nous menacent. Nous devons nous ressaisir ! Rappelons-nous les vieilles légendes, rappelons-nous les temps anciens où seuls les Grands Esprits régnaient dans le cœur des Hommes. Nous ne devons pas laisser le monde aux mains des usurpateurs, des mensonges et des manipulateurs.

- Que pouvons-nous faire, Grand Maître ?

Il se retourna vers la personne qui avait posé cette question. C'était une femme brune aux traits tirés qui ne devait pas avoir plus de trente ans. Les flammes du feu se reflétaient dans ses yeux, étincelles d'admiration passionnée. Il ne se souvenait pas l'avoir déjà vue, mais devant ce regard empreint de dévotion, le cœur du vieil homme se gonfla d'un sentiment qui le galvanisait. Il lui sourit.

- Ce que vous faites déjà, ma chère. Ce que vous faites lorsque vous combattez jusqu'au sang la violence des hérétiques. Les adeptes du Culte n'auront de cesse de vous persécuter, de vous mépriser, de vous rabaisser, si vous les laissez faire. Ils n'ont aucun respect pour nous, aucun respect pour l'Ancienne Religion. Nous n'avons pas d'autre choix que riposter, répondre à leurs attaques de toutes nos forces et de faire couler le sang des damnés.

Il prit une inspiration tandis que plusieurs de ses disciples hochaient la tête, approuvant son discours. Certains, mâchoires et poings serrés, semblaient déjà prêts à en découdre. Leur détermination le rendait si fier. Il ajouta :

- Ce que vous faites aussi, et surtout, lorsque vous propagez mes paroles autour de vous. Ce que vous faites tous, lorsque vous venez ici accompagnés d'amis, de proches, de voisins. Ce soir encore je le vois, nous sommes plus nombreux que d'habitude. Notre œuvre est en marche. Bientôt, nous serons des centaines.

Il se rassit près du feu et balaya l'assemblée du regard. Tous étaient pendus à ses lèvres, tous attendaient la suite. Il radoucit le ton de sa voix pour poursuivre :

- J'ai entendu dire que le garçon n'était pas seul près du marais. Que deux de ses amis l'accompagnaient, ont donné l'alerte, et s'en sont sortis indemnes.

- En effet, Grand Maître, répondit un jeune homme à peine sorti de l'adolescence.

- Les connais-tu, Ambroise ? lui demanda le vieillard.

- Oui, ce sont deux frères, Sami et Aedam. L'aîné est un peu plus jeune que moi, il a seize ans à peine. Mais il traîne déjà avec quelques amis à la taverne, je l'y croise parfois.

- Bien. Approche-toi, Ambroise, viens près de moi.

Le dénommé Ambroise se leva précipitamment et rejoignit son Maître. Celui-ci posa une main paternelle sur son épaule et plongea son regard dans le sien.

- Mon jeune ami, j'ai une mission à te confier. Si ces deux jeunes garçons sont encore vivants, c'est que les Esprits ont de grands plans pour eux. Je le sens. Ils ont été marqués par l'absolution, mais leur expérience traumatisante au Marais peut les rendre confus. Effrayés. Les amener à prendre de mauvaises décisions. J'ai besoin qu'aujourd'hui tu les guides vers le bon chemin. Ambroise, tu dois me les amener.

- Bien, Maître, j'essaierai.

- Commence par Sami, l'ainé, que tu connais déjà. Il sera sûrement plus enclin à t'écouter. Ce jeune homme a besoin de toi, Ambroise, il a besoin de ton écoute, de tes paroles, il a besoin de nous pour l'entourer. Nous saurons lui apporter les réponses et le réconfort dont il a besoin.

- Je serais honoré de guider et protéger cet enfant des Esprits, Maître. J'illuminerai son chemin comme vous avez illuminé le mien.

- Et les Esprits t'en seront à jamais reconnaissants.

Le jeune Ambroise prit les mains de son Maître dans les siennes et les baisa avec dévotion.

Valacturie - T1 Le Tombeau des RoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant