Chapitre 17 - Deuxième Partie

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Avec une grâce divine, menés par le Renard qui se tenait à leur tête, les Anciens Rois descendirent la pente du Tombeau. Les saillies noires et gluantes ne semblaient pas avoir d'emprise sur eux ; ils les frôlaient de leurs pattes sans se soucier de se faire attraper par elles. Énith en fut soulagée, comme si cette preuve de l'immatérialité des Spectres en était une également de leur puissance. Sans perturber les chants et prières des prêtres, ils les dépassèrent pour se rapprocher du marais.

Ils se positionnèrent de part et d'autre de l'étendue d'eau noire, si près que l'on pouvait apercevoir dans sa surface troublée les reflets de leurs formes animales. Leur lumière d'argent irradiait de tous côtés, révélant les plus infimes détails du lieu maudit. Les courbes luisantes des algues noires et leurs infimes mouvements. Les minuscules vagues sombres qui s'écrasaient contre la rive. Les herbes mortes à peine visibles sous l'amas gluant des algues. La végétation autour du Marais qui dépérissait. Et les visages des hommes et femmes autour d'eux, certains en transe, d'autres accablés d'angoisse.

Les Spectres abaissèrent leurs museaux et becs au plus près de l'eau et fermèrent les yeux. Pendant un court instant, Énith se tordit le cou, persuadée que leur lumière serait suffisamment vive pour leur laisser entrapercevoir ce qui se cachait dans le Monde Interdit. Mais la surface de l'eau se contentait de leur renvoyer leurs propres reflets, comme le plus parfait des miroirs.

Les Anciens Rois ne chantèrent pas, ne prièrent pas non plus. Aucun son ne sortit de leur bouche. Ils se contentèrent de faire irradier leur lumière en direction de la Porte, lui insufflant une énergie si intense qu'Énith se sentit obligée de plisser les yeux. Les voix des prêtres se firent plus fermes, plus fortes. Leur ferveur presque palpable accompagnait la lumière des Spectres, dans un tableau si intensément divin qu'Énith en eut le souffle coupé. Il se dégageait de leur union une force qui semblait inépuisable. Était-ce possible ? Allaient-ils vraiment réussir ? Un espoir fou l'envahit soudain et fit bondir son cœur. Mais cet élan de foi fut balayé presqu'aussi vite qu'il n'était arrivé.

Comme dans un sournois sursaut de défense, le Marais accrut soudainement sa propre énergie. La vibration de l'eau s'accéléra, accompagnée d'un bruit sourd et continu qui résonnait partout entre les arbres, bourdonnait dans leurs oreilles et jusqu'à l'intérieur des poitrines. Tout s'enchaîna à une vitesse folle.

Johol et Hildas, qui se trouvaient côte à côte, échangèrent soudain un regard emplit de haine. Chacun s'efforça de couvrir la voix de l'autre, jusqu'à ce que Johol s'exclame :

- Ne voyez-vous pas que vos litanies ne servent à rien, vieillard sénile ? Taisez-vous donc !

Hildas ne se laissa pas distraire outre mesure et n'interrompit pas son chant sacré. Mais sa bouche se tordit en un rictus de rage. S'il avait pu cracher au visage de son rival, il l'aurait fait. Entre deux vers de prière, Johol se mit à rire, d'un rire moqueur et cruel qui fit frémir toute l'assemblée. Derrière eux, les soldats se lançaient des regards paniqués.

- Ne bougez pas ! leur lança Briam. Gardez vos positions, gardez votre sang-froid !

Mais lui-même semblait soudain aux prises d'une angoisse extrême. En observant chacun des visages autour d'elle et du Marais, Énith comprit soudain ; les ténèbres exacerbaient plus que jamais chacune des basses émotions humaines.

- Père ! appela-t-elle en lui attrapant le bras. Père, ça ne va pas ! Nous allons échouer ! Stoppez tout, maintenant !

Briam lui lança un regard paniqué et opina du chef, mais il n'eut pas le temps de lancer le moindre ordre supplémentaire.

Des profondeurs du Marais surgirent soudain des formes noires et mouvantes, sans corps ni visage. La première se jeta sur le Cerf et le fit basculer à la renverse, lui laissant à peine le temps de se débattre. D'autres se faufilèrent entre les Spectres pour se rapprocher des humains, avides de leurs peurs. L'agitation soudaine interrompit brutalement les prêtres qui ouvrirent les yeux et turent leurs incantations. Les Anciens Rois brisèrent leur cercle et leur silence pour se ruer sur les êtres noirs dans un enchevêtrement de grognements furieux et de cris perçants.

Valacturie - T1 Le Tombeau des RoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant