Chapitre 5

121 27 48
                                    

Sans s'inquiéter du brouhaha assourdissant de ses clients éméchés, le tenancier de l'auberge jouait des coudes entres les tables bondées, trois pintes de bière dans chaque main. Il gratifia Léonor au passage d'un clin d'œil ravi avant d'aller déposer les chopes dégoulinantes devant trois grands gaillards qui l'accueillirent avec des exclamations enthousiastes. De loin, depuis son coin près de la grande cheminée, Léonor partagea leur hilarité. Elle adorait l'ambiance bruyante, joviale et débordante de vie des auberges un soir de fête. Cela contrastait toujours violemment avec la solitude qui était son lot quotidien lorsqu'elle se trouvait sur les routes, comme une grosse bouffée de chaleur humaine, un bain de foule presque trop intense avant de se retrouver de nouveau seule avec elle-même.

Elle avala une gorgée de sa propre pinte, savourant la fraîche amertume de la bière, puis échangea un regard entendu avec l'aubergiste ; la pause était finie.

Elle ramassa son luth, posé contre le manteau de cheminée, et sentit aussitôt l'attention de l'auditoire se reporter sur elle. Certains allaient se rassoir à leur place, d'autres au contraire se levaient pour mieux voir. Des « chut ! » agacés faisaient taire les derniers bavards tandis que quelques enfants, qui auraient dû être au lit depuis un bon moment, venaient s'installer en tailleur juste devant elle. Quelques applaudissements et exclamations impatientes s'élevèrent, lui arrachant un sourire de fierté. La musicienne adorait ce moment de tension qui précédait une représentation, ces quelques secondes où la nervosité et la joie de jouer en public se mêlaient dans les battements accélérés de son cœur. Elle inspira tranquillement et posa ses doigts sur les cordes de l'instrument.

- Joue-nous La fille de joie de Jofalie ! s'écria l'un des grands gaillards.

Ses compagnons accueillirent la proposition avec un rire gras. Mais la bien célèbre chanson paillarde n'était pas du goût de tout le monde, à en croire les regards assassins que le trio recevait de part et d'autre de la salle. Leur accordant un sourire poli, Léonor répondit :

- Messieurs, voyons ! Il y a des enfants, ici !

- Il faut bien qu'ils apprennent les choses de la vie, ces mômes !

- Que diriez-vous d'une histoire d'amour un peu plus chaste ? rétorqua Léonor. Les amoureux du Cap-Brumeux ?

L'acquiescement général fit battre en retraite son interlocuteur, qui se retira en bon seigneur avec un geste théâtral de la main. Léonor fit résonner les cordes de son luth avec entrain, amorçant les premiers accords de la chanson populaire qui bien vite, invita les gens à danser autour des tables et à chanter en chœur avec elle.

Il était bien tard lorsqu'elle put enfin saluer les derniers clients, boire les dernières gouttes de sa bière qui n'était plus si fraîche, et se diriger vers les escaliers.

- Encore une bien belle soirée, n'est-ce pas ? l'interpella l'aubergiste.

Refoulant sa fatigue et un énième bâillement avec un effort considérable, Léonor lui répondit :

- Oui, tout le monde avait l'air ravi ! Et vous avez vu, j'ai tenu ma promesse ; pas de chanson étrange ce soir !

- Et la soirée n'en a duré que plus longtemps, vous voyez bien ! J'avais raison !

La jeune fille acquiesça avec un pincement au cœur. L'aubergiste dut percevoir sa peine car il tenta de se rattraper aussi adroitement qu'il le put :

- Enfin c'est-à-dire... Je me doute bien que ce n'est pas bien marrant de voir que ses propres chansons ne sont pas appréciées...

- Ce n'est pas très agréable, non.

Valacturie - T1 Le Tombeau des RoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant