- J'ai mal aux pieds, se plaignit Céleste.
Personne ne répondit. Ils étaient tous d'humeur massacrante. Et épuisés par leur périple. Enora finit par lâcher :
- Tais-toi un peu, tu veux ?
Céleste se renfrogna avant de concerter à nouveau la carte.
Cela ne faisait que quelques heures qu'ils marchaient dans la forêt, suivant l'instinct de Mint et le sens de l'orientation de Nacht. Il avait un don : son esprit et sa pensée étaient clairs comme la roche. Il avait ce sens inné en lui qui le dirigeait. Et il avait bien de la chance ; peu de gens savent exactement ce qu'il leur faut. Nacht faisait partie de ces gens déterminés. Et cela, en quelque sorte, effrayait Céleste : ceux qui se dévouent à leur objectif découvrent soudain leur vie dénuée de sens et d'intérêt quand cet objectif est atteint. Le but de Nacht, selon Céleste, était de percer le mystère du fameux projet. Et le mystère d'Enora, aussi. Pourquoi avait-il rêvé d'elle ? En quoi était-elle réellement utile ? Si Céleste appréciait sa présence, elle était parfois sceptique : sa présence n'avait aucun sens, aucun rapport, aucun intérêt. Il s'en voulut tout à coup d'avoir cette idée : elle était habituellement empathique et amicale. Céleste en conclut qu'elle ne supportait pas les mystères. Pas parce qu'elle ne pouvait les résoudre ; mais parce qu'elle n'avait tout simplement pas envie qu'ils existent. Tout ce qu'elle voulait, c'était vivre sans problèmes, sans complications. Et Céleste se figura que ce n'était pas le cas pour tout le monde : si elle aspirait à une vie simple, elle supposa que Nacht, Lucy ou Brann se vouaient à bâtir leur avenir splendide. Telle était la différence la plus marquante entre Tempêtes Rouges et Grises, et Tempêtes Bleues et Vertes. Les Bleus et les Verts admiraient la simplicité douce de la vie et de leur environnement. Ils ne tentaient pas de défier leur nature : ils se mettaient à son service. Leurs ambitions ne déviaient pas sur des objectifs de grandeur et de puissance. Les Bleus et les Verts étaient de grands pacifistes. Et c'était un peu cliché. Mais la destruction, si elle ne débouchait pas sur une reconstruction, était terrible à leurs yeux. Céleste releva la tête pour jeter un coup d'oeuil sur les alentours. Elle fut étonnée de constater que le monde des humains n'était pas si divergeant de celui des Tempêtes. À part quelques technologies et leur culture, l'architecture et la flore était commune aux deux mondes. Mais Céleste n'avait encore jamais vu d'animaux ou d'insectes : chez elle, les Tempêtes Bleues participaient directement au maintien d'un écosystème stable. Elles remplaçaient littéralement les animaux ou insectes. Aussi fut-elle effrayée lorsqu'en se couchant sur la terre elle sentit de petites chatouilles. Mais elle finit par ne plus appréhender ces picotements qui rendaient la terre plus dynamique que Céleste ne l'avait jamais connue.Au milieu de l'après-midi, le groupe fit une pause. C'était plus qu'une nécessité. Mais Mint les prévint ; ils ne devaient pas succomber au sommeil. Au contraire, il suggéra de s'entraîner. Lucy et Enora approuvèrent ce projet, impatientes de faire l'expérience de la découverte de l'étendue des pouvoirs des Tempêtes. Ils se trouvaient au milieu d'une plaine, elle-même au centre de champs. Le soleil rayonnait et les frappait de sa chaleur brûlante, la verdure était inondée de lumière. Il faisait un temps réellement magnifique. Personne n'aurait pu s'endormir devant un tel spectacle qui paraissait raviver au sein des jeunes la fougue de leur enfance. Ils débordaient à présent d'énergie. Lucy et Enora s'assirent à l'écart ; elles constituèrent un planning d'entraînement. Cours de combat rapproché, cours d'exercice des pouvoirs, cours de défense et de sauvetage, puis cours de combat à l'épée. Enora s'arrêta sur le dernier mot. À l'épée ?? Elle revit dans sa tête l'image des trois ou quatre couteaux suisses. Lucy l'informa que ceux-ci étaient des épées réduites (par magie) à l'état de simples couteaux. En effet, lorsqu'ils déployèrent leurs couteux suisses, ceux-ci s'allongèrent. Le premier devint un sabre qui semblait fissuré, fracturé en mille morceaux qui auraient été recollés avec une substance rouge cramoisi brillante. Sa lame était en fer, un métal très brut dans tous les cas. Elle était gravée de fins ornements raffinés. « Muhalnir », lança Lucy en désignant le sabre.
« - Le sabre a initiellement été forgé, assemblé et décoré par des tempêtes bleues à partir d'un matériau fourni par les Rouges pour concrétiser une alliance des deux clans. Le sabre était si élégant que cela engendra un sentiment de honte dans le coeurs des rouges qui ne pourraient jamais réaliser une telle création. Le roi de l'époque l'a brisée, mais un de ses descendants l'a recomposée.
Enora l'interrogea :
- Comment se fait-il que nous transportions Muhalnir avec nous alors qu'il semble occuper une place centrale dans votre histoire et vos légendes ?
- Il était conservé au Ebony Hope. C'est tout ce que je sais. Nous l'avons, disons, emprunté. Et voici Allura, une création des tempêtes vertes. Admire un peu.
C'était une épée somme toute classique. À la différence, bien sûr, qu'elle était entourée d'un halo de lumière verte.
- Cette arme a été conçue pour s'agrandir en un temps record. La lame peut prendre dix centimètres de longueur en une seconde. D'autant plus qu'elle peut se tordre sans se casser. Voilà pourquoi elle s'appelle Allura. Et la dernière, sûrement la plus impressionante : Kezerl.
Enora abaissa plusieurs fois ses paupières, certaine de rêver : c'était une rapière géante. Durement praticable, aux dimensions exorbitantes. Cette rapière d'or et d'argent était splendide : un vrai chef d'oeuvre. En s'approchant, Enora effleura l'arme. Elle retira immédiatement sa main : elle s'aperçut que la surface était brûlante, comme si elle était constamment exposée à des tempétatures élevées. Nacht prit part à la discussion :
- Kezerl peut changer de taille, elle peut être plus petite mais même au minimum elle n'atteint pas une taille dite normale. C'est une de ses particularités. L'histoire de Kezerl est plus que captivante : elle apartint à un mercenaire de renommée étandue. On le disait extrêmement cruel avec ses victimes. Un jour, un de ses disciples, manipulé par un homme dont la femme avait été tuée par le mercenaire, assassina son maître avec sa propre rapière. Kezerl ayant été l'objet d'une trahison abjecte et témoin d'actes encore plus abjects par le passé, agit de par son propre chef et emprisonna l'âme du disciple et de son partenaire à l'intérieur d'elle-même. On dit que les âmes tentant de s'échapper sont à l'origine de l'échauffement de la lame. »
Nacht saisit Kezerl, Mint prit en main Allura et Céleste se chargea de Muhalnir. Ils n'eurent aucun mal à soulever les armes, peut-être était-ce dû à leur héritage, pensa Enora.
Céleste s'exerca sur un arbre : elle le fit plier sous les coups. Lucy jouait le rôle de coach : mais ils étaient enfants de chefs, alors il était bien inutile de leur enseigner un domaine qu'ils étudiaient depuis tout petits. Nacht avait quelques problèmes avec la taille hors-normes de Kezerl, et Mint maniait Allura à la perfection.
En moins de deux heures, ils décimèrent une demi-douzaine des arbres qui se trouvaient à la bordure du champ. Enora et Brann écoutèrent attentivement les conseils de chacun.
Ce fut au tour de Enora, Brann et Lucy de s'entraîner : Enora et Lucy présentèrent de nombreuses difficultés. Enora s'aperçut dans un foudroiement de lucidité que si elle ne savait même pas manier d'arme, elle serait complètement inutile. Elle sentit resurgir en elle son conflit intérieur : quelle était sa place de ce groupe d'aventuriers ?
Elle mit tout son coeur dans son ouvrage et parvint à une maîtrise de l'épée acceptable. Elle avait emprunté Allura. Quand elle dût s'arrêter si elle ne voulait pas s'écrouler sous l'épuisement, elle se rendit au campement qu'avait établi les autres au milieu du champs pour remettre Allura à Mentham. Les trois couteaux suisses étaient disposés sur un tronc coupé, comme pour concentrer l'attention sur eux. Les nombreux draps avaient été étalés dans le but de former un rectangle de tissu uni où ils dormiraient tous regroupés.
Enora regarda Brann se saisir d'une branche et d'y mettre le feu sans le moindre effort. Il la jeta dans un tas d'autres branches pour éclairer l'horizon : il faisait déjà tard.
Chacun bavardait joyeusement avec telle ou telle personne. Enora fut surprise par ce contexte si léger : elle supposa que l'adrénaline et l'excitation que procuraient l'aventure les emplissaient d'enthousiasme. Néanmoins, certaines personnes réalistes comme Lucidnost gardaient la tête froide et prenaient moins de plaisir à bavarder. « Nous perdons trop de temps », semblaient-ils penser.
Enora attira Brann et le fit s'asseoir à ses côtés.
« - Brann ! J'avais une question à te poser.
- Tu ne perds pas de temps, toi.
- Enfin, peu importe que ce soit toi au final, mais ...
- Ça fait toujours plaisir, merci ... » et Brann s'écarta, l'air faussement vexé. Enora sentit la frustration monter en elle mais cette émotion instantannée évacua son corps quand elle le vit rejoindre Céleste. Elle avait encore tellement de questions qu'elle se décida à intercepter n'importe quel autre de ses amis, et sa cible fut Mentham.
« - Mint ! Viens par là.
Mint se retourna vers elle avant d'enjamber la distance qui les séparait.
- Oui ?
- Assieds-toi, l'invita Enora, tentant d'être chaleureuse.
- Euh, d'accord.
Mint s'abaissa au milieu de l'herbe, et Enora prit place sur une pierre.
- J'aimerais savoir tant de choses à propos de vous. Il y a tant de questions auxquelles j'aimerai répondre, et il y en a si peu que je puisse te poser.
- Lance-toi, n'aie pas peur.
- Pour commencer, il y a une question qui trotine dans ma tête : J'ai cru comprendre que vous êtiez une civilisation moderne, alors pourquoi vous bartez-vous avec des épées ?
Mint hésita quelques instants :
- De moderne nous ne possédons que l'architecture et la technologie. Notre culture, notre savoir-faire et notre façon de se comporter sont inspirés d'anciennes coutumes. Nos batiments ont beau être resplendissants, nous ne savons pas nous défaire du resplendissant style architectural ancien. Il est sensiblement proche du vôtre. Nos habitations sont exactement comme les vôtres. Les idéaux de notre société ont évolué avec les vôtres. Nous n'avons en vérité de différence que nos systèmes d'alimentation en énergie : chez vous, c'est l'électricité. Nos habits sont différents. Notre rapport à l'apprentissage aussi : nous savons dans quel but nous écoutons nos cours. Nous savons apprécier la chance qui nous est donnée d'augmenter le nombre de nos connaissances. Nous appprenons en tout et pour tout tous les principes essentiels de la vie et tout ce qui nous aide à nous guider à travers elle. Il y a aussi nos pouvoirs ; et les Tempêtes les plus puissantes sont bien souvent les mieux haut placées. Nous n'avons pas de système de monnaie : c'est une idée que nos ancêtres ont dû abandonner. Globalement, il existe un bon nombre de choses qui nous séparent. Nos découvertes technologiques sont portées sur la médecine et sur l'amélioration des conditions de vie de l'homme et non pas sur le divertissement. Nous ne connaissons pas vos télévisions. Nous ne faisons pas souvent la guerre : aussi sommes-nous restés à l'état de combattants en garde rapprochée. N'oubliez pas de rajouter nos pouvoirs ; ils nous prodiguent force et prospérité. Lors des affrontements, il est légitime d'tiliser les pouvoirs autant que les armes.
Enora se ressaisit. Elle était sur le point de s'endormir. Bien loin d'elle l'idée que cela ne la fascinait pas ; simplement, elle arrivait au bout de ses forces.
Mint, considérant le silence comme la fin de la discussion, voulut s'en assurer :
- D'autres questions ?
- Oui, souffla Enora. Raconte-moi votre passé, à vous cinq.
Aucune réaction n'apparut sur le visage de Mint. C'était un phénomène qu'Enora avait pu constater chez son confrère Nacht. Sans doute avaient-ils été éduqués de sorte à ne réveler aucune émotion.
- Très bien. Céleste a eu la chance de vivre une enfance bien paisible. Elle désespère de devenir cheffe un jour : elle a tendance à paniquer trop facilement. Je ne vois pas quoi rajouter. Elle a passé quelques vacances en commun avec Nacht, Brann et moi. C'est par ses séjours que nous nous sommes rencontrés. Brann et moi avons perdu un parent ou un proche. Aujourd'hui, Brann excelle dans les arts ; il a en soi une subtilité de l'esprit qu'il ne vaudrait mieux pas sous-estimer.
Enora marmonna :
- À t'entendre, on dirait Nacht qui parle.
Mint haussa les épaules :
- C'est probablement parce que je répète ce qu'il m'a lui-même dit. Bref, justement, Nacht est un jeune garçon brillant mais je te conseillerais de ne pas lui accorder trop d'importance. Il est trop honnête pour être agréable ou aimable. Quant à moi, je crois qu'il n'y a rien à dire ... Quoiqu'étant le plus âgé de tous ceux-là, je me sens ridiculement faible en comparaison. Je n'ai pas de trait de caractère frappant, ce pourquoi peu de gens s'intéressent à moi.
Enora fut éberluée face à cette pointe de pessimisme :
- Je ne te pensais pas comme ça. Tu as plus de lucidité que tu ne laisses paraître. Je ne te dirai pas que tu as un caractère fort, car ce n'est pas le cas ...
- Fais attention, tu deviens presque aussi franche que Nacht, plaisanta Mentham.
- Quoiqu'il en soit, ce n'est pas en pensant que tu n'as pas de personalité que tu affirmeras la tienne. Et si vraiment il y a un quelconque problème, figure-toi ceci : tu n'as pas besoin d'un entourage élargi, il te faut simplement quelques proches. Et ses proches doivent impérativement ne pas chercher à te changer. Tu n'es pas fade ni insipide ; tu es patient et sage. C'est là ta plus puissante compétence : la sagesse.
- Je ne suis pas aussi intelligent que Nacht.
- Pas besoin : tu es juste et raisonnable. »
Enora releva Mint et elle s'éloigna en direction du reste du groupe. Le coeur de Mentham battait à tout rompre : il lui manquait jadis cette confiance en soi si capitale, et aujourd'hui une étrangère avait propulsé son estime de soi. Il fixa la fille aux gilet d'aviateur en la remerciant intérieurement. Merci, Enora. Tu n'es pas si inutile que ça, en fin de compte.
![](https://img.wattpad.com/cover/192101197-288-k168832.jpg)
VOUS LISEZ
Ebony War
ParanormalEnora oscille entre la fiction et le réel, et elle voudrait bien se débarasser de son imaginaire, mais elle est loin de savoir que sa réalité va se débrider. Cinq adolescents l'attendent quelque part pour l'aider à mettre fin à une longue guerre ent...