La nuit & les disputes

4 0 0
                                    

Seamróg avait ordonné à ses prisonniers de prendre la route avec lui, vers le quartier général des « ATR ». Il établit un itinéraire à travers les forêts avoisinantes - mieux valait ne pas croiser d'humains. Il restait une vingtaine de Féroces, plus un pour Ahiru, toujours endormie, qu'un de ses camarades portait sur l'épaule. Les Féroces cannibales marchaient sous la menace des armes de Seamróg. Céleste avait été ébahie par les prouesses techniques de Seamróg. C'était un maître des armes à feu, mais en premier lieu un maître de l'autorité. Car s'il était talentueux en matière d'armes, son charisme s'imposait parmi tous ; il dirigeait la troupe de Féroces survivants. ATR, Anciennes Tempêtes Révolutionnaires, c'était bien plus qu'une maison à ses yeux.
Céleste s'était renseignée auprès de lui dès le moment où il avait passé le seuil de la grange « du vieux Punainen ». Elle s'était réveillée très tôt, parce qu'elle avait en effet empêché une partie du somnifère injecté par Ahiru de couler dans ses veines, et avait immédiatement constaté que, peu importe qui était ce Punainen, il avait une hygiène de vie moyennement enviable. Elle avait décidé de jouer la défense, et attendait un assaillant imaginaire, en position de combat. Mais la seule personne qui avait daigné pointer le bout de son nez fut Seamróg. Il avait tenté de lui faire comprendre dès le début qu'il était un allié, mais cela n'avait pas empêché Céleste de se défouler sur lui avec quelques coups bien placés. Après ce quiproquo, Seamróg lui avait précisé la raison de sa venue. Ce que Céleste avait retenu, c'était qu'il était un espèce d'infiltré.
« - C'est plus compliqué que ça, persiffla celui-ci.
Brann et Mentham attendaient impatiemment des explications. De leur point de vue, tout était allé très vite : Céleste avait subi une reconversion professionnelle en barman, Ahiru était tombée sur le sol entre deux -hips !-, Céleste avait parlé de trafic d'organes, un gars un peu aléatoire avait approuvé et tué tous ses compagnons.
- Ce n'est pas parce que vous ne comprenez pas ce qu'il se passe que ce qu'il s'est passé n'avait pas de sens, se plaignit Seamróg. D'abord, l'histoire du trafic d'organes, c'est cette écervelée de jeune fille qui l'a sortie de son cerveau. Le mien ne déraillerait jamais comme ça.
Céleste protesta et invoqua la carte du « oui mais j'avais la pression ».
- Et puis ensuite, ce ne sont pas mes amis, murmura-t-il. Ce sont des Féroces et j'en suis un aussi, mais je ne pensais pas que les Tempêtes vivant encore sous terre étaient stupides au point de penser que tous les Féroces étaient identiques. Nous ne sommes pas tous comme ... ceux-là.
Il pointait du doigt les prisonniers, comme s'il voulait mettre en évidence leur culpabilité.
Il reprit :
- Il y a, ce n'est pas qu'une légende, des Féroces cannibales. Mais il y a aussi des Féroces qui ont quitté notre lieu d'origine pour organiser une révolution. J'en fais partie. Nous ne sommes pas satisfaits de votre gouvernement : principalement à cause de la séparation des tempêtes en quatre divisions. Nous pensons que ça va à l'encontre d'une possible progression, car nous n'obtiendrons rien si nous nous divisons. Il faut tirer de notre diversité une forme de force inépuisable. Sans parler des Innovateurs : il faut impérativement les réintégrer à notre société. En fait, notre société actuelle n'en est pas une puisqu'elle n'est qu'un puzzle mal assemblé de cinq petits microcosmes. Si les dirigeants actuels clament qu'il s'agit là d'une indépendance capitale, nous n'avons aucun doute sur le pouvoir que nous confèrerait notre union.
Brann ricana :
- Vous voulez la paix entre les tempêtes, ou le pouvoir ?
Seamróg chassa la question, qui n'était autre que rhétorique. Il continua son explication :
- Donc, il y a des Féroces qui ne font que survivre : ceux que vous voyez sous vos yeux, ils ont pour habitude de piller les villages, de manger un peu tout et n'importe quoi, dont des humains et des Tempêtes. Nous autres, Féroces révolutionnaires (il porta sa main à son coeur), sommes un ordre. Et pour notre image, si nous voulons de nouvelles recrues, il nous faut nous débarrasser des Féroces sauvages. Or, il faut les neutraliser dans les règles, car si nous voulons avoir l'approbation des jeunes Féroces tout juste échappés de notre société, il faut au moins que nous soyons droits.
Brann grogna. Tuer ces quelques Féroces tout à l'heure n'était pas vraiment ce qu'il appelait un acte de droiture.
- Pour cela, il faut les prendre sur le fait, et je pense que le fait que vous étiez leurs otages et que vous avez tout entendu de leurs intentions fera l'affaire.
Brann freina la cadence.
- Attendez, dit-il, vous voulez qu'on témoigne pour vous ?
Seamróg ne répondit pas à la question mais c'était comme s'il l'avait fait.
Brann attira Mentham et Céleste à lui pour en discuter, à l'écart de toutes les oreilles. Il se sentait frustré, il ne saurait dire pourquoi, mais il avait l'impression de perdre le contrôle de la situation.
Mint fronça les sourcils :
« - Tu es énervé. Mais moi je vais te dire pourquoi, c'est parce que tu n'es qu'un égoïste qui veut être le centre de l'attention.
Brann fut piqué de cette remarque d'autant plus que Mentham venait de lire dans ses sentiments. C'était le quotidien des Tempêtes vertes, certainement, mais cela n'en demeurait pas moins insupportable.
- Aucun rapport, se contenta-t-il de répliquer.
- Si, insista Mint, je sens à mille kilomètres que tu es frustré, tout ça parce que tu n'es plus le héros de notre trio, parce que maintenant c'est Seamróg qui contrôle la situation, que c'est lui qui a nous a libérés, et que c'est lui qui sait le plus de choses ! Tu es jaloux. Et ce n'est pas pour de la jalousie que nous ne témoignerons pas pour lui. On dirait que tu oublies que les autres Féroces ont failli nous dévorer.
Mentham était censé être tendre : après tout, c'était une tempête protectrice. Et pourtant, il n'était plus forcément très calme. Ses nerfs prenaient cher. Il avait dit cela sur un ton monotone mais cela apaisait ses nerfs de remettre Brann à sa place. Brann ne s'emporta pas. Céleste ne réagit pas non plus car elle savait bien que cela était vrai.
Au lieu de cela, Brann ralentit sa démarche, laissant s'éloigner devant lui Céleste et Mentham.
Céleste demanda à Mint :
« - Tu n'avais pas besoin d'être aussi franc. Je ne pensais pas ça de toi, on aurait dit Nacht.
- Oui, mais tant pis, il faut qu'il voie les choses en face. En parlant de Nacht, tu crois qu'ils vont bien ?
Céleste tapa dans un caillou.
- Y a moyen. En vrai, il est impossible qu'il leur soit arrivé quelque chose, mais ils s'en sont sortis, surtout avec Nacht. Un vrai débrouillard. Lucy, c'est une autre affaire, mais je crois que même s'il lui arrive de paniquer, elle a une grande volonté. Elle est toute timide mais au fond elle nous a aidés coûte que coûte. Elle a trahi son père pour nous.
Mentham hocha la tête.
- Oui, elle est gentille. Je me sens mal pour elle quand Brann l'embête, il faudrait qu'il apprenne à distinguer les gens sensibles de ceux qui ne le sont pas. Et ... Enora, tu en penses quoi ?
- Elle est sympa, soupira Céleste, elle n'a pas vraiment l'esprit d'équipe, mais en même temps, ça doit être difficile pour elle. Elle a un peu de mal à se mêler au groupe, mais elle, on dirait que c'est volontairement, contrairement à Lucy, par exemple. Je pense qu'elle se tient à l'écart, parce qu'au fond d'elle, elle doute toujours de ce qu'il se passe. Tout va beaucoup trop vite, tu ne trouves pas ?
- Oui, renchérit Mentham. Et puis c'est vraiment très bizarre. Elle a rêvé de Nacht et lui aussi, et ensuite elle nous a retrouvés, d'un coup, comme ça ? Comment a-t-elle su où nous nous logions ? Pourquoi aurait-elle quitté sa famille et son confort pour rien de plus qu'un rêve ?
Céleste haussa les épaules.
- Eh ben, sa vie devait être à chier.
Mint rit. Brann le fusilla du regard. Mint arrêta de rire.
Céleste souffla à l'oreille de Mint, un sourire en coin :
- Ou alors, c'est un piège.
Mentham partit dans de grandes théories. Il réfléchit à cette hypothèse, mais cela restait trop flou pour lui. Nacht aurait pu l'éclairer.
Céleste se mit alors à l'interrompre. Elle était devenue rouge.
- Ça suffit, putain ! Quand est-ce qu'on va arrêter de nous mettre nous-même des bâtons dans les roues, à force de se suspecter et de se reprocher tout et n'importe quoi ? D'abord Lucy, après Brann, et maintenant Enora ?
Mentham compléta :
- Et si c'était ce que Lucy ou Enora cherchaient à faire, justement ? Briser notre solidarité ?
Céleste plongea son regard dans celui de Mentham.
- Mais quelle solidarité ?
Et elle partit devant, le pas pressé, rejoindre Seamróg.
Mentham inspira. Les arbres de la forêt qu'ils traversaient assombrissaient la source lumineuse du soleil. Il ne brillait pas assez fort pour les atteindre. Mentham aurait voulu écarter les branches et les feuilles pour laisser place à la lumière.

Ebony WarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant