Chapitre 8 : Désespérée

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Lanaya

Son épaule ne saigne pas. Pendant un instant, je soupire, soulagée. Peut-être que ce n'est pas si grave en fait... Peut-être qu'une fois le projectile retiré et quelques soins, Enzo ne gardera aucune séquelle... Peut-être que le monde ne sera pas cruel le temps d'une minute...

Le blond lève les yeux vers moi, lentement, encore trop stupéfait pour parler. Mon cœur s'emballe. Dans ses yeux, brille une douleur telle que j'en ai rarement vu. Une douleur que je ne pouvais imaginer et à laquelle je aurais voulu ne jamais assister. Dans un mouvement de chute infinie, son corps vacille jusqu'à s'effondrer au sol dans un bruit sourd. Je contourne la table et me laisse tomber à ces côtés sans me soucier des bouts de verres qui s'enfoncent dans mes genoux. Sa respiration est brusquement devenue haletante comme si un poids lui écrasait la poitrine. Dans un râle de douleur, Enzo retire le carreau d'un coup sec.

— Non ! Tu vas faire une hémorragie, l'enguirlandé-je, la gorge déjà nouée par les larmes qui arrivent au grand galop.

J'approche aussitôt ma main pour endiguer le flot de sang commençant à s'évader de la blessure, mais il me repousse brusquement dans un grognement de douleur. Je le fixe, les yeux écarquillés. Qu'est-ce qui se passe ? Une simple flèche n'est pas censé faire cet effet ! Toute cette souffrance...

— Mais arrête de faire l'idiot, bon sang ! T'es pressé de mourir ou quoi ?

Il tourne ses yeux fous vers moi et ce qui restait de mon cœur part en fumée. Tout son corps tremble, pris de convulsions et de spasmes. La mâchoire complètement crispée, il articule avec tellement de peine que je dois m'avancer pour l'entendre.

— Po...Poi... son...

Quoi ?! Oh non, non, non, non... Mais maintenant que je le regarde, quelque chose qui aurait dû me venir à l'esprit me parait soudain évident. Ça ne peut pas être ça...

— C'est impossible... Dis-moi que c'est faux... l'imploré-je, avec l'énergie du désespoir.

Seul un énième râle de douleur me répond. Sur le sol, une flaque carmine ne cesse d'avancer, telle une armée fondant sur un ennemi. Mais dans notre cas, ça serait plus un corps d'armée fuyant son général et le laissant seul, sans arme, face à son agonie.

Hésitante, j'avance ma main vers l'hémoglobine, retenant un haut-le-cœur. Mais dès l'instant où ma peau frôle le sang, une impression de brûlure m'oblige à reculer en hurlant. Autant effleurer des flammes vives, la sensation aurait été la même. Je plaque ma main contre ma poitrine sans chercher à retenir les larmes qui coulent de toute manière depuis bien longtemps. J'observe sur mes doigts les cloques se résorber grâce à mon Alementa. C'est bien la première fois que je suis contente de le voir se manifester. Mais la soulagement ne dure qu'un millième de seconde si ce n'est moins encore.

 Il n'en existe pas quarante de toute manière capable de tuer si violemment un Alementa. De l'azalée pure, en pleine fleuraison. Brûlante au toucher. Fatale en cas d'injection, inhalation ou ingestion. Mais ce, uniquement pour nous, les Alementas. Et Enzo a affirmé ne pas en être un ! À moins qu'il n'en ait les gênes sans posséder des dons actifs...

— C'est impossible, je répète, sanglotant.

Le constat est pourtant sans appel. Et rien qu'à cette pensée, je n'ai qu'un souhait : disparaître au plus profond de la Terre pour ne pas voir ce qui va suivre.

Je pensais être courageuse. Je pensais être capable de garder mon sang froid et d'affronter sans frémir beaucoup de situations. Je pensais être forte. Mais pas celle-ci, pas cette situation... Je ne peux pas regarder un être cher agoniser sans ne rien pouvoir faire. Quelqu'un de courageux aurait abrégé les souffrances de la personne en question. Mais là encore, j'en suis incapable. Je ne suis pas courageuse. Mon amitié pour Enzo cherche ce courage, cette détermination, mais apparemment elle ne le trouve guère. Mon amitié est égoïste...

Je lui attrape les mains afin qu'il ne soit pas seul dans son ultime combat et je m'accroche encore un peu à l'idée que peut-être, quelque chose de miraculeux se produira. Mais les miracles n'arrivent jamais deux fois de suite. Les miracles aussi sont égoïstes.

Je serre ses doigts contre les miens tandis que tout le corps du meilleur ami de Dante – mon meilleur ami aussi – se crispe et se détend dans un supplice sans fin. Ses veines sont saillantes et tressaillent comme parcourues par un long serpent, vicieux et inarrêtable. Enzo pousse un cri qui est en réalité tellement plus que ça. C'est un hurlement de souffrance pure, une torture. Je baisse la tête mais une main tremblante me relève le menton. Enzo m'oblige à le regarder. Sa peau, humide et brûlante de sueur, me fait l'effet d'une bombe atomique. Elle déferle en moi un tel sentiment d'impuissance que j'en ai mal au cœur. Ses lèvres s'ouvrent et se ferment comme s'il voulait me dire quelque chose. Un mince filet de sang s'en échappe tandis qu'il halète.

— Rejoins Lyanna... Dis-lui... ils sont... pas sur les listes... Att... Angel... à toi Lana... lâche-t-il dans un souffle.

Puis soudain, son corps se cambre. Tous ses os protestent dans un craquement sinistre. Je ferme les yeux, très fort, souhaitant si puissamment sa fin que j'en ai mal à tête. Je me force à les rouvrir, à l'accompagner dans ce dernier moment. Ses yeux fixent le plafond sans réellement le voir, seul vestige de sa souffrance passée. Malheureusement pour lui, il n'est pas mort. Pas encore du moins. Le poison provoque toujours, d'après ma mère, une léthargie pré-mortem. Un dernier virage avant la fin du voyage en somme. On dit que la victime revit alors les pires et meilleurs moments de sa vie, mais personne n'en ait jamais revenu pour le confirmer. Les épaules secouées de sanglots, j'essuie, ignorant la cuisante douleur que ça me provoque, le sang de son visage. Puis je lui ferme les yeux d'un geste doux. Dans le silence, ses mains serrées dans les miennes, je reste près de lui.

— Je suis désolée, chuchoté-je, la voix enrouée de larmes.

Désolée de quoi ? Je ne sais pas, mais ce sont les seuls mots que je suis capable de prononcer. De tout et de rien, j'imagine. De me contenter d'être spectatrice de son agonie, de ne pas trouver le courage d'y mettre un terme. De l'avoir rembarré ce matin sans trop de raison et bien sûr de ne pas avoir ri à sa dernière blague. Tout y passe. Ce que j'ai fait et pas fait, ce que j'ai dit comme ce que j'ai tu. Tout ce dont je veux lui parler transcende de mes trois derniers mots. Je suis désolée... Tellement désolée...

— Tu n'y es pour rien, souffle un chuchotement derrière moi.

Je me retourne d'un bond, pour me retrouver presque nez à nez avec une silhouette, drapée d'une longue et large cape. J'essuie les larmes qui tracent leur chemin, étoiles filantes parmi mes rares taches de rousseur. Le cerveau humain est étrangement fait car à cet instant, la seule pensée que j'ai est une citation de l'un de mes livres préférés : « Je voudrais que les étoiles filantes exaucent vraiment les vœux. Je voudrais avoir vu une étoile filante. Je voudrais avoir un vœu. »* Jamais je n'ai à ce point compris le désir de Juliette...

— Cameron ? tenté-je, la voix tremblante.

La silhouette se tend. J'ignore s'il s'agit d'un homme ou d'une femme, ni même si c'est un être humain. Sa capuche recouvre intégralement son visage si bien que je distingue à peine l'éclat de bronze d'un masque de cuivre. Instinctivement, je vais à la rencontre des énergies potentielles, mais ne trouve que le vide. Mon regard descend le long de son corps avant de se figer sur ses mains. Ou plus précisément sur ce que la personne tient entre ses mains. Une arbalète...

Alementa I - Braise [TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant