Chapitre 1

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Ce livre est une bombe.

Pas juste remarquable, ni même éblouissant, ni tous ces mots qui ne veulent absolument plus rien dire ce matin.

Une. Bombe.

Du genre qui se fragmenterait en centaines de feux d'artifice de toutes les couleurs, qui eux-mêmes exploseraient en milliers de fleurs, dont chaque pétale viendrait mourir sur le cœur d'un lecteur en lui murmurant à l'oreille : « tu n'es plus seul ».

Pardon si je suis lyrique ; je suis crevée. J'ai fini ma lecture à trois heures du matin et le réveil de sept heures carillonne encore dans mon crâne. Fred a dû me secouer pour que je rampe hors du lit, il n'aime pas prendre son petit déjeuner seul.

La sonnerie du métro achève mes tympans à vif. Combien de temps faut-il pour monter dans une fichue rame ? Des voyageurs s'écartent pour se laisser passer : pourquoi les parisiens se font des politesses juste quand je suis pressée ? Je voudrais déjà être au bureau. Je n'ai jamais compté combien il y avait de stations depuis la maison mais ce matin, j'ai l'impression qu'il en invente.

Quand ce vieux grincheux de Dürer m'a tendu le manuscrit en me disant de « gérer ça... », j'ai pensé aux corvées habituelles, ces auteurs sur le retour dont on s'est fait une spécialité. Mais il a ajouté, en soulevant péniblement ses gros sourcils :

- Je crois que Rimbaud est toujours vivant.

Il a du flair ce vieux renard. Avec ce que je tiens dans les mains, on va avoir le Goncourt, le Pulitzer, et le prix Nobel de la Paix.

J'étouffe un rire nerveux en regardant autour de moi. S'ils savaient ! Le seul colis suspect que ce train transportera aujourd'hui, c'est le manuscrit explosif que je tiens bien serré contre moi. Je compte sur mes doigts le temps qu'il nous faudra pour tout lancer. Dix mois : pile la rentrée littéraire. Dans dix mois, vous serez tous en train de le lire. Toi la dame devant moi, en train de vérifier dans Elle si ta vie a du sens. Toi petite lolita boudeuse, qui défile ton amstramgram sans fin. Toi le prof, qui corrige tes copies sans prendre garde aux à-coups de la rame. Toi le gars aux chaussettes blanches. Toi. Toi. Tous !

Je surveille l'heure avec impatience. Soit c'est ce métro qui va trop lentement, soit c'est ma montre qui avance trop vite. Je vais être en retard pour mon premier rendez-vous avec le jeune prodige.

Dix-huit ans. Qui écrit comme ça à dix-huit ans ?

C'est Rimbaud qui aurait croisé Mozart qui aurait croisé Timothée Chalamet.

Enfin, c'est comme ça que je me le suis imaginé, à trois heures du matin, en pleurant de joie et d'excitation. Je ne sais même pas à quoi il ressemble.

- Bonjour Timothée-ou-quel-que-soit-votre-nom, je suis Alix, je serai votre interlocutrice désormais pour tous les sujets d'édition.

Waouh. Ma vie professionnelle vient de se prendre une fusée mégatron dans les fesses !

Ce qui n'est manifestement pas le cas de ce métro : il avance si lentement que je pourrai compter un à un les carrelages blancs de la station.

*****

Bon, je n'ai qu'à suivre le regard figé de Zoé, la réceptionniste, pour savoir qu'il est déjà arrivé. Elle est en train de baver au-dessus de son clavier d'ordinateur, c'est bon signe.

J'ai vingt-huit ans, je suis une professionnelle de l'édition. Je tire sur les basques de ma petite veste noire cintrée, j'arbore mon sourire le plus engageant, et fait sonner d'un pas sûr les talons de mes stillettos en me dirigeant vers les canapés de l'accueil.

Il faudra beaucoup m'aimer (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant