La nuit est douce et fait remonter des odeurs mêlées de garrigue et de lavande qui m'apaisent instantanément.
Je jette un coup d'œil en arrière, vers l'intérieur du mas. J'observe les ombres qui s'agitent inutilement. Ces adultes pas encore formés, hésitants sur le seuil de la vie. Ces conversations futiles. Ces drames sans passions... J'ai la chance d'avoir un métier incroyable, un homme, un vrai, pour le meilleur et pour le pire, et je me retrouve coincée dans un teen-movie absurde, à me défendre contre les attaques de pimbêches immatures.
Je m'éloigne de quelques pas dans le jardin, en direction d'un banc de pierre, au pied d'un pin vénérable qui déploie ses ramures sous le ciel étoilé.
C'est fou, les étoiles. En ville on ne les voit jamais. Alors qu'ici, en pleine campagne, j'en compte des milliers, scintillantes, accrochées là pour l'éternité. J'aperçois même distinctement les contours sinueux de la voie lactée.
Pour la énième fois depuis qu'on est partis, je me demande si j'ai fait le bon choix. Pourquoi ai-je accepté de suivre aveuglément la stratégie d'Artus ? Est-ce qu'on nous observe ? Est-ce qu'on nous a seulement filés depuis Paris ? Nos exploits filmés ne font-ils pas en ce moment même le buzz dans le petit monde de l'édition ? Et cette histoire de rapport qu'il aurait volé, est-ce que tout ça n'est pas un peu trop fantasmatique ?
En deux jours, mon monde sage et rationnel est devenu tellement flou, que j'ai l'impression d'être entrée dans une autre dimension.
J'aurais tant besoin de conseil. D'une écoute attentive pour me rassurer, me dire que je ne suis pas en train de devenir folle. J'aurais besoin d'une voix posée qui me ramène à la raison. A la maison ?
Je sors mon téléphone sans même en avoir conscience, et mes doigts trouvent instinctivement le premier nom, en haut de mes favoris.
Une voix endormie répond, après plusieurs sonneries.
- Allo ?
Je ne dis rien. Je ne sais pas quelle folie m'a prise de composer ce numéro.
- Alix ? C'est toi ?
Bon Dieu. Je reste paralysée, n'osant ni parler ni raccrocher.
- Tout va bien ? insiste la voix.
Encore un long silence, qui s'éternise un peu. Puis Fred soupire, avec une intonation à la fois douce et inflexible.
- Alix... Ne m'appelle pas si tu n'es pas capable de me parler.
Et il raccroche sans que je puisse empêcher mes larmes de couler.
*****
Artus me trouve dans le jardin, les yeux encore brillants même si j'ai essuyé rageusement mes pleurs.
- Tu étais passée où ? Je t'ai cherchée partout !
- J'avais besoin d'air...
Il me passe doucement la main dans les cheveux.
- Quelqu'un t'a fait de la peine ?
Je montre la maison, d'où la fête nous parvient un peu assourdie
- Tout ça me fait de la peine, Artus. Cette fuite. Cette poursuite, si elle a bien lieu. J'ai l'impression d'évoluer dans une réalité parallèle.
Un petit silence. Et puis, sans que je m'y attende, il me prend dans ses bras sans arrière-pensée, pour une étreinte douce et consolatrice.
- Pardon, Alix.
Il semble sincèrement contrit et je lève la tête avec surprise.
- De quoi ?
Il hésite un peu, avant de reconnaitre sur un ton pensif.
- Je n'aurais peut-être pas dû l'écrire, ce fichu bouquin.
Mon sang ne fait qu'un tour.
- Ne dis pas ça, Artus ! Putain, ne dis pas ça !
Je me redresse, et je crois que mes yeux lanceraient des éclairs s'ils en étaient capables.
- Tout ce que je fais en ce moment, c'est pour que ce livre existe. Toute cette merde, c'est pour qu'on soit, à la rentrée, sur les présentoirs. Alors si tu regrettes, ça n'a plus de sens !
- Rien que pour ça ? me coupe-t-il d'une petite voix triste.
Je ne comprends pas où il veut en venir, alors il insiste doucement.
- Et moi ? Je ne compte pas un peu ?
Je ne sais pas si il exploite mes vulnérabilités, mais je dois reconnaitre qu'il n'hésite pas un instant à me montrer les siennes. Dans sa question nue, je devine bien plus du vrai Artus que dans toutes ses poses de petit malin.
J'avais raison : ce garçon que la vie a cuirassé peut tout endurer, sauf qu'on ne l'aime pas.
Je croyais que c'était un collectionneur, mais c'est un accumulateur compulsif. Artus fait des réserves d'amour comme d'autres font des réserves d'argent, de nourriture, ou de vieux journaux. Et c'est comme si il n'en avait jamais assez.
Et si ça expliquait sa présence sur ce site détestable : se donner l'illusion d'aimer et d'être aimé ?
A moins.
A moins qu'il ne vienne juste de trouver mon point faible... et de me le servir sur un plateau d'argent.
Car le manque d'amour est l'injustice qui résonne le plus en moi, depuis que je suis toute enfant. La seule chose qui me ferait traverser des frontières, lancer des révolutions, et même trouver des circonstances atténuantes à cette fille qui m'a insultée tout à l'heure.
Est-ce qu'il me manipule ? Mes idées sont confuses et mon cerveau persiste à le repousser.
Artus a le don de séduire sans effort. La plupart du temps il ne se rend même pas compte de l'effet qu'il produit, mais j'ai pu constater qu'il savait parfaitement l'utiliser à son avantage.
Tout cela me fait perdre la tête et mon raisonnement.
Quand il laisse couler sur moi ses yeux blancs, immenses et vulnérables, je n'ai qu'une envie, c'est de les remplir de couleurs et de joie. Bon sang, il est si beau. Mais quand j'aperçois, dans le trou noir de ses iris pâles, l'implacable mécanique de ses neurones, tout mon instinct me crie de me tenir sur mes gardes.
Il ramène délicatement une mèche de mes cheveux derrière l'oreille, comme si il était parfaitement conscient de ma confusion, et murmure de sa voix profonde.
- Là-haut, ça dit non.
Il jette un coup œil tentateur sur une partie de mon corps qu'il a marquée de son empreinte.
- En bas, je pense que ça dit oui.
Puis il pose simplement l'index sur mon cœur, avec un petit sourire adorable.
- Et au milieu, ça dit quoi ?
Les rouages font clic-clic-clic dans son cerveau. Dans le mien, ils ont cessé de tourner.
VOUS LISEZ
Il faudra beaucoup m'aimer (Terminé)
RomanceAlix a 28 ans, un fiancé adorable, une vie parisienne assez cool, et un métier passionnant dans l'édition. Tout va pour le mieux jusqu'à ce qu'on lui demande de gérer le premier roman d'un jeune prodige de dix-huit ans. Sauf que le petit génie n'a a...