Chapitre 7

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Fred connait tous les restaus de Paris. C'est comme un sixième sens : dès qu'une nouvelle adresse un peu sympa ouvre quelque part, on y a une table dans le mois qui suit.

- Tu t'es vraiment trompé de métier, tu aurais dû faire guide chez Michelin ! je soupire en lui tendant mon casque.

Il hausse les épaules en finissant d'attacher l'antivol du scooter.

- J'aime bien l'enseignement...

Mon amoureux est prof d'Histoire à Condorcet, mais on ne m'enlèvera pas de la tête qu'il a loupé sa vocation.

- Je suis sûre que, quand vous étudiez le couronnement de Napoléon, tu précises à tes élèves ce qu'il y avait au menu !

Il lève les yeux au ciel en se dirigeant vers l'entrée du restaurant. Il se retourne juste avant de franchir le seuil.

- Brunoise à l'Impérial, Vol-au-vent financière, Lièvre en gelée de marasquin... Sept services en quarante minutes chrono : l'Empereur n'aimait pas attendre.

Puis il entre dans l'établissement avec un petit air satisfait, pendant que j'éclate de rire derrière lui. Si je l'avais comme professeur, je ferais comme l'étudiante dans Indiana Jones : assise au premier rang, avec écrit « I Love You » sur les paupières.

Je jette un œil à la salle pendant que Fred se charge de nous annoncer. Bon, la déco dans le genre post-industriel ravagé, c'est un peu n'importe quoi. Mais il y des bougies sur les tables et des petits détails bistro plutôt chaleureux. Mon regard s'arrête sur une table à l'écart : je reconnais Artus, souriant vaguement à l'histoire que lui raconte son vis-à-vis, un homme d'une cinquantaine d'années, haute stature, costume soigné, élégante crinière grise, et un air d'autorité. Son père ?

Artus doit se sentir observé car son regard un peu absent balaye la salle comme si de rien était. Au moment où je m'apprête à lui faire un signe discret, ses yeux transparents glissent sur moi sans que rien n'indique qu'il m'ait reconnue.

Étrange : j'ai pourtant le net sentiment qu'il m'a repérée.

Je fais quelques pas dans sa direction, un peu décontenancée car le petit génie ne fait toujours pas mine de m'identifier. Au moment où je me décide à avancer tout à fait, il laisse tranquillement tomber sa serviette et se penche au sol pour la ramasser. Du coup je me retrouve plantée devant la table, avec le monsieur qui se tourne vers moi d'un air étonné et qui semble à deux doigts de me réclamer du pain.

Heureusement, je suis sauvée par Fred qui m'attrape le bras avec un petit sourire d'excuse, tout en indiquant à voix haute.

- Notre table est par là...

Et il me remorque fermement derrière lui tandis qu'Artus se redresse négligemment, et reprend sa conversation sans s'émouvoir.

C'est trop fort. J'aurais compris un petit clin d'œil discret pour me dire ne pas le déranger, mais là, je me sens bête et transparente... Je tire ma chaise un peu brutalement, en remâchant mon indignation.

- Quel petit con... T'as vu comme il m'a snobée ?

Fred s'en amuse, en prenant place face à moi.

- Joli, le coup de la serviette !

Il se retourne à demi et examine Artus un bref instant, avant de revenir vers moi sur un ton apaisant.

- Il m'a l'air en pleine forme, pas de sang ni de bosse, en bonne compagnie... tout va bien ! Bon, on mange ?

Mais je suis lancée, et loin d'avoir épuisé le sujet.

- C'est pas comme si j'allais me montrer indiscrète, ni lui tenir la jambe ! Bonjour, bonsoir, c'est le minimum, non ?

Il faudra beaucoup m'aimer (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant