Chapitre 18

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Je relis le mail, atterrée.

- Madame... blablabla... l'émission de Daphné Eisa... blablabla... Artus Stevenson... jeune talent... blablabla... masterclass.

Voilà. Moi qui pensais qu'on était tranquilles jusqu'à la rentrée ! Le Festival du livre d'Autun vient de dégainer sa petite invitation d'été, et je dois avouer que la proposition est alléchante. La masterclass est le temps fort du festival. Elle se déroule en public mais elle est aussi diffusée en ligne et génère des dizaines de milliers de connexions. L'année dernière l'invité était Harlan Coben, l'année d'avant J.K. Rowling en personne. Qu'ils demandent Artus sans même un livre à présenter, en dit long sur l'impact de son premier passage radio. Le thème sera : « Jeunes auteurs. Premiers romans. Réinventer le récit littéraire. »

J'attrape mon téléphone d'une main lasse. Je sens qu'il va falloir encore ferrailler avec le petit génie. Mais après quelques minutes de conversation, je suis surprise de la facilité avec laquelle il accepte. Cette escapade en Bourgogne semble l'amuser au plus haut point.

- Une masterclass, ça dure deux heures Artus... Tu ne peux pas arriver les mains dans les poches !

- On préparera ça dans le train ! Tu me donneras des idées, réplique-t-il sur un ton désinvolte. Avant d'ajouter d'un air coquin : remarque, c'est pas comme si tu m'en donnais pas déjà !

Houla ! Je ferais mieux de ne pas laisser s'installer d'équivoque. J'ai pris quelques solides résolutions l'autre soir au Phantom, en levant mon troisième ou quatrième cocktail à la santé de Fred et du couple qu'on forme depuis bientôt dix ans, et je n'ai pas l'intention d'y déroger.

- Il vaudrait mieux que tu bosses sérieusement. Les gens vont vouloir savoir comment on devient auteur...

- On se met devant sa feuille et on écrit ?

- Je te parle des mécanismes de la création, Artus !

Il réfléchit un bref instant.

- L'envie irrépressible de raconter une histoire, je suppose... Et ensuite le besoin d'être sûr que la personne qui la lit la verra exactement comme elle se déroule dans ton cerveau. Un peu comme si on lui projetait un film.

Je proteste.

- Et la liberté du lecteur, t'en fait quoi ?

- Bah... y'a aucun auteur qui encourage ça ! On veut que le lecteur rie là où on a ri. Et on espère qu'il pleurera là où on a pleuré.

Je hoche la tête, déjà intéressée.

- C'est un bon début, Artus...

Avant de le menacer d'un ton sans réplique.

- Mais ça ne fera pas deux heures ! Alors prends le temps d'y travailler s'il te plait !

*****

Finalement, Artus a fait ses devoirs. Je le constate dix jours plus tard quand il enflamme la scène du théâtre romain d'Autun. L'amphithéâtre antique à ciel ouvert, dont il ne reste que quelques vestiges soigneusement préservés, est envahi par la foule des grands soirs. Manifestement, le forfait tardif de Joël Dicker et son remplacement par Artus n'ont pas découragé le public. Les organisateurs m'ont avoué que l'annulation contrainte de l'écrivain suisse leur avait causé quelques sueurs froides. Plutôt que de la remplacer par un second rôle ils ont eu l'audace de choisir un inconnu, en faisant le pari qu'Artus susciterait la curiosité.

Et en effet, à voir l'engouement du public qui applaudit à chacun de ses bons mots, je mesure à quel point, deux mois avant la sortie du livre, son nom circule déjà comme une promesse. Un peu comme si on vous proposait de voir les premiers pas de Robert de Niro derrière la caméra d'un Scorsese inconnu, ou d'entendre Kurt Cobain débuter dans une petite salle de Seattle. Les gens veulent se targuer d'avoir connu Artus Stevenson avant même qu'il soit célèbre. Et à présent, ils boivent ses paroles comme si ils avaient une épiphanie.

Pour n'importe quel autre auteur, je me serais mordue les doigts de ne pas avoir de livre à écouler. Mais eux, je sais déjà qu'ils feront la queue devant leur librairie le jour de la sortie.

Quand il est monté sur scène sous ce ciel étoilé, les yeux papillonnant sous la lumière des projecteurs braqués sur lui, vêtu d'un jean brut et d'un tee-shirt un peu lâche comme il les affectionne, il a regardé un long moment en direction des gradins en tentant de distinguer des visages dans la pénombre, avant de renoncer en lâchant sur un ton sincère et facétieux :

- Wow, j'ai l'impression d'être une rock star.

Les gens ont ri spontanément et commencé à applaudir avec enthousiasme. Depuis, ils n'ont pas cessé.

Il faut dire qu'on a eu droit à un festival de réparties caustiques et décalées, de réflexions d'une intelligence inouïe, de confidences tranquilles murmurées comme si elles s'adressaient à chacun de nous. A un moment, Artus s'est assis à l'avant-scène, les yeux dans le vague, oublieux du moment et de notre présence, et il a commencé à réciter par cœur des poèmes entiers de Verlaine, de Vigny, et même un fabliau d'un auteur obscur du Moyen-Âge, pour une réflexion intime et passionnante sur les notions de rythme et de style dans l'écriture. Et puis il a levé les yeux et semblé remarquer notre présence, nous qui retenions notre souffle. Il a souri et s'est excusé simplement.

- Pour quelqu'un qui écrit, réciter des poèmes, c'est comme faire ses gammes pour un musicien.

A la fin, bien qu'il ait largement dépassé le temps qui lui était imparti, il a eu droit à dix bonnes minutes d'applaudissements frénétiques par un public qui ne voulait plus partir. Il a remercié tout le monde d'un air embêté.

- Dans les concerts, on fait généralement un rappel... Mais là...

Les spectateurs ont ri et l'ont acclamé de plus belle. L'un des organisateurs est monté sur scène et lui a suggéré, presque prié, de lire un passage de son propre livre, comme un dernier cadeau qu'il leur ferait.

Artus s'est gratté la tête et a semblé se perdre dans ses pensées avant de commencer lentement son récit. Il a choisi, sans le savoir, un des passages qui m'a le plus marqué. Un accident de nuit, sur l'autoroute, impliquant un poids lourd, une famille en voiture, et un homme à moto qui passait là au mauvais moment. Le héros assiste au choc et s'arrête pour porter secours. Il passera une demi-heure auprès du motard qu'ils ont recouvert d'une inutile couverture de survie, et tandis que celui-ci l'implore de lui dire s'il va mourir, il répondra continuellement « non, non », tout en essayant de dissimuler la vérité qui pourrait se lire sur son visage. Ce chapitre étrange et bouleversant raconte comment on peut, sur un ruban d'asphalte et par une nuit plombée, assister les derniers instants d'un homme qui préférerait sans doute avoir sa femme et ses enfants autour de lui, mais qui n'a que vous pour l'aider à trouver son dernier souffle, et espérer qu'une vie meilleure l'attend.

Artus ne lit pas. Il raconte. Et le récit se déroule devant nous comme il l'avait promis. Je constate à cette occasion qu'il connait son livre par cœur : quelque part, dans les replis insondables de ce cerveau dont on ne fera jamais le tour, sont gravées mot à mot les cinq cent soixante-dix-sept pages de son premier roman.

Quand il s'arrête, on n'entend qu'un silence, long de plusieurs secondes, avant qu'un applaudissement isolé n'éclate, puis deux, puis dix, puis cent. Le public est debout et, en quelques instants, il envahit la scène. Pour quelques mots, un autographe, un selfie ou une simple poignée de main. Pour prolonger le moment.

Les organisateurs sont rapidement débordés car aucun service d'ordre n'était prévu. J'observe Artus avec inquiétude mais il a l'air de s'amuser de cette marée humaine dont il est le point de convergence.

Je me glisse jusqu'à lui en jouant des coudes et je crie à son oreille pour attirer son attention.

- Tu veux que je te sorte de là ?

Il hausse les épaules et me répond d'un air nonchalant.

- Autant que je m'y habitue, non ?

La foule se fait plus pressante et nous éloigne malgré moi, alors je lui crie en essayant de contenir la horde de ses nouveaux fans.

- C'était magnifique, Artus !

Il me regarde un instant comme s'il me jaugeait, avec sa capacité si particulière à faire abstraction des dizaines de mains et de bras qui le tirent, chacun pour soi, ou s'agrippent à ses vêtements.

Et puis il sourit, et je lis sur ses lèvres plus que je ne l'entends.

- T'oublies pas demain matin : les croissants dans la chambre, hein ?

Il faudra beaucoup m'aimer (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant