C'est fou ce que les juristes ressemblent à des juristes. Comme les comptables à des comptables. Ou les publicitaires à des publicitaires.
Une question de style vestimentaire mais pas seulement. L'attitude. Un certain vocabulaire.
Mais peut être que Dürer et moi, convoqués dans cette salle de réunion du trente-deuxième étage de la tour Total à la Défense, on se ressemble plus que je ne le voudrais...
La brochette qui nous fait face rassemble trois clones d'âge et de sexe différents. Un chef de service au titre ronflant, un sous-chef qui n'attend que de prendre sa place, et une jeune juriste qui a manifestement produit l'essentiel du travail. Ce sont les seniors qui parlent. Et leurs arguments à base de mots à trois syllabes et de locutions latines me feraient craindre un passage immédiat par la case prison si je n'avais pas le cuir épais et l'habitude de ce genre d'intimidation.
Ce n'est pas ma première menace en diffamation, et ce ne sera pas la dernière.
Leurs discours rodés se succèdent et s'emboitent.
- L'explosion d'un stock de nitrate d'ammonium dans une usine pétrochimique française...
- ... une référence explicite à la catastrophe de l'usine AZF à Toulouse !
Je lance la contre-attaque, tout en essayant de retrouver le passage incriminé dans le roman.
- Pour laquelle vous avez été condamnés je crois ?
- L'exploitation de la détresse humaine à des fin romanesques...
- ... avouez que ce n'est pas très noble !
Je retrouve enfin la mention au chapitre vingt-et-un. Cela me permet de protester plus fermement.
- Ni Total ni aucune de ses filiales ne sont cités dans le livre. L'usine est située en Finlande, pas à Toulouse !
- Admettons. Mais la coulée de boue décrite au chapitre quarante-sept ?
Bon. Le chapitre quarante-sept maintenant.
Ils reprennent leur numéro bien au point.
- La localisation sur le continent africain est explicite. La description désigne sui generis une de nos usines.
- Sine nomine bien sûr !
- Le caractère parfaitement fiable de cette usine est pourtant reconnu.
- Elle a fait l'objet de nombreux contrôles.
- Il n'y a eu aucun accident ni incident à déplorer au cours des quinze dernières années.
- Aucun.
On ne sait plus qui regarder, un peu hagards devant cet assaut bien orchestré. Dürer tente de leur faire entendre raison.
- Mais... elle n'est pas nommée, comme vous venez de le préciser !
- Sans la nommer, mais reconnaissable ad litteram !
Suit une liste de détails auxquels je n'avais prêté aucune attention en lisant le manuscrit : un nom de village, une route décrite avec toute la précision lyrique d'Artus, et même le nom de famille de l'actuel directeur de la sécurité. Je ne sais pas où il est allé chercher tout ça, mais cela nous aiderait bien qu'il soit là pour s'expliquer.
- Nous avons de bonnes raisons de penser qu'au moins dix-huit des trois cent quarante-trois bouleversements cités dans le livre visent explicitement notre Groupe.
J'essaye de relativiser.
- Ou tout groupe pétrolier ou pétrochimique, quel qu'il soit !
Mais ils ne l'entendent pas ainsi et relancent un tour de manège.
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Il faudra beaucoup m'aimer (Terminé)
RomanceAlix a 28 ans, un fiancé adorable, une vie parisienne assez cool, et un métier passionnant dans l'édition. Tout va pour le mieux jusqu'à ce qu'on lui demande de gérer le premier roman d'un jeune prodige de dix-huit ans. Sauf que le petit génie n'a a...