Épilogue

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Bam bam.

Je ne sais pas si Artus est sain et sauf quelque part.

Bam bam.

Toutes les nuits je rêve qu'il est mort. Tous les jours je me persuade qu'il est vivant.

Il est probablement dans un bunker pour riches, en Nouvelle Zélande, en train d'attendre que la planète soit à nouveau habitable.

Bam bam.

La France est à moitié détruite. Outre les ravages liés aux inondations, trois centrales nucléaires n'ont pas été maitrisées à temps et le nuage toxique s'étend sur des centaines de kilomètres, condamnant des régions entières.

Mais nos voisins ne s'en sortent pas mieux.

L'Espagne est encore la proie des flammes, les Pays-Bas sont sous les eaux, la reine d'Angleterre a été évacuée dans un endroit secret, et le terrible Eyjafjallajökull islandais s'est à nouveau réveillé, asphyxiant l'Europe du Nord sous les cendres.

L'état du monde se résume à une longue litanie de meurtrissures et de plaies.

Et l'Homme, comme toujours, se charge de parachever le travail de la nature. Des usines abandonnées à la hâte ont fini par exploser, ou déversent lentement dans les cours d'eau leurs stocks de produits délétères. Le système financier a sombré, entrainant l'économie dans sa ruine, au point que nous vivons désormais avec une monnaie de papier - l'Eurodollar - dont chaque billet affiche un nombre de zéros inversement proportionnel à la valeur de ce qu'il prétend acheter. Des bandes de pillards ravagent les métropoles, où ceux qui n'ont pas réussi à se placer sous la protection de l'armée s'entretuent pour un paquet de biscuits ou une boite de conserve.

Ici comme dans le monde entier, les survivants se terrent dans des camps de réfugiés avec pour seul horizon les tentes militaires kakis et les blindés qui en protègent l'accès. Le mien répond au doux nom de Camp Base 12_E1.

Un tiers de victimes, un tiers de déplacés, un tiers de réfugiés.

Bam bam.

Pour le moment, personne ne parle de rentrer ni de reconstruire. Les nouvelles les plus folles circulent d'un camp à l'autre. L'armée prendrait le pouvoir. On construirait une base sur la lune pour quelques privilégiés. Une bande armée sanguinaire aurait rasé un camps voisin, violant les plus jeunes et réduisant les autres en esclavage. Dans certains pays, on se nourrirait des cadavres sans sépulture.

On pourrait penser que maintenant que les gens n'ont plus rien à eux, que des morts et des ruines, le petit passe-temps des rumeurs et des fausses nouvelles céderait la place à un principe de réalité. Mais il n'en est rien. Et les racontars et les fausses accusations continuent à naitre tous les jours, enflent, nous agitent, et nous démoralisent.

Le vieux monde ne veut pas mourir.

Bam bam.

Dans ce chaos indescriptible, une seule lueur d'espoir, mais elle est immense. 

Fred m'a retrouvée. 

Je ne sais pas combien de camps il a parcourus, de laisser-passer il a négociés, de magouilles il a dû accepter pour retrouver ma trace. Jusqu'à ce matin où je l'ai vu apparaitre devant moi. Avec son air buté et son sourire rassurant. Et la tranquille conviction de celui qui ne donne son cœur qu'une fois, et pour toujours.

Je me suis souvenue alors de ce chevreau égaré dans la nuit qu'il avait fini par ramener à force de courage et d'entêtement, déjouant toutes les prédictions qui le disaient perdu. Je me suis rappelée de son sourire béat, et de la douceur de cette victoire. 

Il n'a pas voulu me raconter son périple, ni rien des dangers qu'il avait traversés. Mais je les devine dans ses yeux qui s'obscurcissent quand il pense que je ne le regarde pas. Fred ne sera plus jamais Saint Frédéric, si confiant dans la nature humaine. Il a changé. Nous avons tous changé.

Bam bam.

Cela fait huit mois maintenant que nous attendons, sans nouvelles, sans aucune perspective. Fred a commencé à donner des leçons dans le camp, pour occuper les gamins désœuvrés. Leur apprendre l'Histoire de France lui semblait indécent : c'est trop tôt et l'avenir nous dira peut-être que c'est désormais inutile. Alors, il s'improvise prof de maths et de français.

Quant à moi, c'est absurde, j'essaye de retranscrire mot à mot le manuscrit d'Artus, du moins les phrases dont je me souviens. Je l'ai tellement lu et annoté que j'arrive à retrouver des passages entiers. Mais bien sûr, je n'ai pas sa mémoire prodigieuse, et ce sont des fragments que je rassemble et tente d'emboiter. Un puzzle pour la postérité, dont j'espère qu'il aura du sens.

Bam bam.

Mais j'ai d'autres soucis pour le moment.

Bam bam.

Installée sur un lit de fortune, dans une tente barrée d'une croix blanche, je regarde l'écran avec émerveillement.

Bam bam.

Les battements de ce petit cœur font un bruit assourdissant.

Bam bam.

Fred me serre la main. Il est heureux pour moi. Il est heureux pour nous. Pendant que le médecin militaire compte le bon nombre de mains et de doigts de pieds.

Bam bam.

Je contemple mon fils de plus près, à travers l'image grise et le halo flou de l'échographie.

Bam bam.

Il a des yeux immenses et blancs.

Bam.

Bam.

Il faudra beaucoup m'aimer (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant