Chapitre 51.1 : Les amants maudits VII. Le désespoir de Jean

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Le petit salon de chasse n'avait de petit que le nom, en témoignaient les deux grandes cheminées nécessaires à son chauffage et la demi-douzaine de hautes fenêtres en alcôve qui perçait le mur opposé à l'entrée. De ces ouvertures se déversait une lumière grise et morne dont les rayons apposaient des ombres pâles sur les dizaines de trophées empaillés exposés de part et d'autre de la pièce, vestiges pour le moins sinistres d'une époque où le prestige d'une Maison se mesurait pour beaucoup à l'aune de ses exploits guerriers et de ses prouesses chasseresses. Néanmoins, la paix durable instaurée par l'Empereur Fondateur avait peu à peu émoussé le caractère belliqueux de la noblesse célane. Les mœurs avaient évolué ; le maniement des armes, les techniques de traque, l'art de la mise à mort... plus rien de tout cela n'intéressait les seigneurs de l'empire actuel. Leur préférence se tournait désormais vers les jeux de l'esprit et les plaisirs faciles, ivres de cabales et de mondanités hypocrites. Si bien que, dans l'indifférence la plus totale, la vaste pièce s'était peu à peu transformée en un triste tombeau de pierres froides, austères et inhospitalières.

Malgré les innombrables efforts de la domesticité, une légère odeur de renfermé flottait dans l'air, subtile rémanence du linceul de poussière qui, peu de temps auparavant, couvrait encore les têtes embaumées suspendues aux murs. Ces mêmes têtes qui les toisaient de leurs regards sévères, leurs babines retroussées en un rictus menaçant, leur gueules dévorées par la pénombre, déformées, angoissantes. Elles les encerclaient, les acculaient, d'autant plus intimidantes, dans leur immobilité forcée, qu'elles ne cillaient jamais, infatigables.

Au centre de leur ligne de mire, Jean Lémens père s'efforçait de garder la tête haute malgré l'évident malaise qu'il ressentait à se tenir là, au milieu de cette multitude d'ornements macabres, proie parmi les proies. Toutefois, l'inconfort de sa situation ne l'empêcha pas de poser sur Cyan un regard peu amène, ses prunelles endurcies par l'irritation et la méfiance. Quelque chose, dans le mouvement avorté de la commissure de ses lèvres fit penser à Cyan que l'imprimeur aurait voulu répondre à sa salutation ironique mais la présence de Son Augustissime Altesse l'obligea à ravaler son indignation et à plonger dans une profonde révérence.

Lorsqu'il se redressa, sa narine gauche palpitait de frustration.

— En quoi puis-je vous satisfaire, Votre Altesse ? s'enquit-il d'une voix à la maîtrise parfaite.

— Commencez par vous asseoir, lui intima le prince.

D'une main, il lui désigna l'un des quatre fauteuils disposés en vis-à-vis, leur velours brun traversé de reflets caramel à la lueur dansante des bougies. Jean Lémens père sembla hésiter quelques secondes puis, voyant que son prestigieux hôte prenait place sans plus se soucier de lui, l'imita à son tour.

De son côté, Cyan s'installa à la droite de son Etoile Compagne, les yeux rivés sur la somptueuse fourrure de tigre étalée sous ses pieds, d'autant plus impressionnante qu'elle détonnait de par son exotisme, bien différente de la faune ordinaire qui peuplaient les forêts d'Ambrée et qui composaient quatre-vingt-dix-neuf pourcent de la décoration des lieux. Puis, alors qu'il reportait son attention sur l'imprimeur, il s'aperçut que ce dernier fixait la gueule du fauve, ses prunelles figées sur les longs crocs ivoiriens qui semblaient le menacer, prêts à le déchiqueter au moindre signe de faiblesse. Un bref instant s'écoula ainsi, enveloppé dans un silence feutré à peine entrecoupé de crépitements et de craquements entremêlés, puis le notable redressa la tête et un frisson soudain lui ôta le souffle.

Face à lui, Son Impérieuse Altesse le dominait de son regard félin, l'ambre de ses iris habité d'une lueur prédatrice, inquiétante. Aucune émotion ne transparaissait de ses traits figés en un masque d'autorité impénétrable mais quelque chose, dans sa posture élégante, dans son aura inaltérée, inspirait à quiconque un sentiment de danger inconfortable. Aussi Cyan n'éprouva-t-il aucune surprise à voir Jean Lémens père se crisper encore davantage sur son siège, les genoux si serrés et le dos si droit qu'il ressemblait à une équerre humaine.

Etoile Noire - Tome  1 : Les Disparus de ResnaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant