Chapitre 46 : Les amants maudits II. La colère des Lémens

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Le fiacre redescendait la colline en direction de la ville quand Cyan le sentit ralentir de manière significative, alternant bientôt arrêts nets et sursauts incertains. Au vacarme qu'il percevait sur la gauche, mélange de crissements, de bruits de sabots, de piétinements et de voix indistinctes, il ne s'étonnerait pas qu'un convoi autrement plus important que le leur remontât en sens inverse l'étroite route de campagne reliant Resna aux villages alentours. Par réflexe, il voulut écarter les rideaux qui obstruait sa fenêtre afin de vérifier son hypothèse quand Eli lui intima de rester tranquille d'un geste de la main.

— Laissez-moi d'abord vérifier la situation, lui conseilla-t-il, sourcils froncés.

Puis, sans lui laisser le temps de contester sa décision, le jeune soldat exploita un énième arrêt de leur véhicule pour ouvrir sa portière et bondir à l'extérieur. Cyan profita aussitôt de son absence pour lui désobéir allègrement. Certes, il comprenait les inquiétudes de son chaperon ; la disparition du petit Noya l'avait particulièrement affecté et depuis qu'ils envisageaient la possibilité que tous les rescapés de l'émeute encourussent le même destin, Eli veillait sur sa sécurité et celle de Linling avec d'autant plus d'ardeur. Mais la situation, de son point de vue, n'exigeait pas tant de précautions.

Après tout, si leur petit groupe avait rencontré le moindre danger, leur escorte ainsi que leur cocher le leur aurait signifié par des cris d'alertes. Non ?

Rideaux écartés, Cyan se pencha sur son siège pour mieux discerner la longue caravane hétéroclite qui encombrait le côté gauche de la route. Une douzaine de chariots encombrés de bagage, de caisses scellées et de bric-à-brac en tout genre avançait presque aussi lentement que leur fiacre. Des enfants, trop jeunes pour marcher longtemps, dormaient ou jouaient entre les sacs et les barils stockés là tandis que leurs frères et leurs sœurs, plus âgés, aidaient les adultes à conduire les chevaux.

Ces gens fuyaient-ils la ville ? Cyan fronça les sourcils.

Pourquoi ? À cause de l'émeute ? De la peur que cela avait éveillé chez la plupart des habitants ? Il ne parvenait pas à y croire.

Il ouvrit la bouche, prêt à interroger l'un des membres de ce curieux équipage, quand, au même moment, un chariot bâché tirés par deux robustes hongres passa près de lui.

Sur le siège conducteur, les rênes entre les mains, un homme au visage familier.

Que faisait donc le conteur de la troupe de marionnettistes parmi ces gens ?

Puis il aperçut le neveu, installé à l'arrière d'une autre charrette en compagnie de son jeune frère et d'une femme d'âge mûr qui devait probablement être leur mère. Quant à leur père, il guidait leurs chevaux d'une seule main, son pas tranquille mais assuré calqué sur le rythme lent imposé par la caravane.

Quand un chant joyeux commença à s'élever de la colonne, très vite accompagné de plusieurs autres voix et d'un mélange improvisé d'harmonica, de luth et de concertina, Cyan comprit de qui il s'agissait. Un constat qu'Eli, de retour dans le fiacre, confirma à son tour.

— Tout va bien, affirma-t-il. Il semblerait que messire Harfleur ait autorisé le départ des saltimbanques qui souhaitaient regagner le giron de leurs protecteurs.

— Même les marionnettistes ? s'étonna Cyan, incrédule. Ne suspectait-il pas Sicah de lui dissimuler quelque chose ?

Le jeune soigneur haussa les épaules.

— Messire Harfleur ne peut guère les retenir à Resna sans raison. Leurs témoignages se recoupent et la fouille menée dans leur camps le jour-même de l'émeute n'a rien donné. Léon Sicah est certes un homme à l'esprit étroit et au jugement facile, mais on ne peut malheureusement pas l'enfermer pour cela. Pour le reste, il s'est montré aussi honnête et coopératif que possible, à l'instar des membres de sa troupe et des autres artistes. Et avec la neige qui s'annonce, il n'était plus possible de repousser leur voyage à tous. Les seigneurs qui louent leurs talents pour l'hiver n'accepteront pas que nous les retardions plus longtemps.

Etoile Noire - Tome  1 : Les Disparus de ResnaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant