Chapitre 16 : Dragonne et autre Gorgone

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L'immense cour pavée qui s'ouvrait devant eux aurait permis de parquer plusieurs dizaines de voitures plus imposantes que la leur sans craindre de manquer de place. Délimitée par une grille de fer forgée à l'entrée, elle s'étendait d'un côté jusqu'aux écuries dont les arches en pierres se couvraient de lierres et de l'autre côté jusqu'à la caserne aux volets clos où séjournaient d'ordinaire les soldats chargés de la sécurité du château et de ses habitants.

Face à eux, à plusieurs mètres de distance, deux escaliers de pierres blanches se déroulaient en arc de cercle jusqu'à une première terrasse au garde-corps orné d'un entrelacs de liserons dont les lourdes grappes de feuilles chutaient presque jusqu'au sol. Là les attendait une véritable armée de domestiques vêtus de la livrée frappée du camélia stylisé enveloppé par les ailes d'un phoenix brodé de fils rouges et or, symbole choisi pour le prince héritier. Disposés en une ligne bien nette, le dos bien droit, ils les considéraient de leur piédestal d'un œil que Cyan jugea critique, à la limite du mépris.

Incertain, Cyan coula un œil inquiet en direction d'Eli qui se contenta de le rassurer d'un sourire apaisant avant de lui annoncer :

— Nos chemins se séparent ici. Je dois retourner aider les autres à s'occuper des chevaux et du fiacre.

— Tu comptes m'abandonner à moi-même ? s'affola Cyan, que l'idée d'affronter seul cette cohorte de serviteurs à l'air revêche ne réjouissait guère.

— Bien sûr que non, le rassura le Mérinien. Je passe simplement le relais à qui de droit.

Et d'un léger mais implacable coup entre les omoplates, Eli le poussa en direction de Son Impériale Altesse qui, le dos tourné, distribuait ses dernières recommandations aux hommes de sa garde. À peine franchit-il la distance qui les séparait que son Etoile Compagne se retournait vers lui et l'enjoignait à la suivre en direction des escaliers d'un élégant signe de la main.

Cyan obtempéra, incapable de songer à la moindre échappatoire.

— Aurais-tu peur ? s'enquit le prince non sans un rictus ironique.

— Je ne vois pas ce qui vous fait dire une bêtise pareille, marmonna Cyan, les bras ramenés contre son ventre comme pour se tenir chaud.

— Disons que je t'ai connu plus... bravache, le taquina Sa Moqueuse Altesse.

— Vous auriez tort de croire qu'une petite semaine vous suffit à me connaître, claqua Cyan d'un ton sec.

À ces mots, l'étincelle facétieuse qui illuminait le regard de son Etoile Compagne s'éteignit dans un dernier crépitement d'agonie et un voile opaque retomba sur l'or de ses iris blessés tel un linceul glacé.

Cyan, qui n'avait rien manqué de ce brusque changement, baissa les yeux au sol, lèvres serrées. Il regrettait déjà son explosion de contrariété et sa réaction cassante à la taquinerie de son Etoile Compagne mais son unique présence à ses côtés avait suffi à chauffer à blanc ses sentiments les plus exécrables. Il ne supportait tout simplement pas sa tentative de rapprochement amical quand, un instant plus tôt, cet imbécile l'obligeait à assister à ses démonstrations d'affection envers le comte d'Altan.

C'était plus fort que lui.

L'étrange amertume dans son cœur refusait de refluer, au risque de déborder.

Perdu dans les méandres de ses pensées, Cyan ne se vit pas monter les marches jusqu'à la terrasse où les attendait la domesticité du château. Pas plus qu'il ne remarqua la femme vêtue d'une sévère robe noire et d'un tablier à la blancheur immaculée qui se détacha de cette haie d'honneur impassible afin d'adresser à son maître une profonde révérence.

Etoile Noire - Tome  1 : Les Disparus de ResnaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant