Rêve éveillé (2)

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Ma mère se présente à l'accueil et le serveur nous indique la table qu'elle a réservée spécialement pour le petit-déjeuner. Je m'installe sur la banquette, les mains enfoncées dans mes poches et survole rapidement les menus inscrits sur la carte. Puis je lève les yeux vers elle tandis qu'elle s'assoit confortablement, face à moi. Elle retire en des gestes mécaniques son écharpe écarlate et son manteau couleur anthracite. Elle les dépose délicatement à côté d'elle avant de capter mon regard.

—     Tu n'enlèves pas ton blouson ? me demande-t-elle aussitôt.

—     Il fait froid, grogné-je.

Elle hausse les épaules alors que je m'entête à garder mon par-dessus sur moi, mais c'est surtout pour ne pas lui dévoiler ma nervosité qui se dissimule en-dessous. Mes mains tremblent dans mes poches, mon cœur palpite tellement qu'il arrive à me faire rougir le cou et mes jambes vacillent curieusement sous la table. Je suis en alerte, beaucoup trop agité pour être assis commodément à quelques centimètres d'elle. Mais je suis surtout stressé à cause de la lettre.

—     Tu as une envie particulière ? m'interroge-t-elle de nouveau en saisissant la carte devant elle.

—     Je ne sais pas, je n'ai pas faim.

Ma gorge est trop nouée, mon estomac est à l'envers, je ne peux rien avaler tellement je suis angoissé. J'ai juste envie de me griller une cigarette pour faire cesser les tremblements de mon corps et jouer de la musique pendant des heures pour me détendre. C'est tout.

—     L'appétit vient en mangeant, n'est-ce pas ? Alors choisis ce qui te fait envie. De toute façon, c'est moi qui invite.

Je soupire de résignation et ouvre la carte qui propose tout un tas de plats rien que pour le petit-déjeuner : pancake au sirop d'érable, des toasts avec des œufs ou encore des pâtisseries proposées avec un café corsé. Je suis d'ailleurs étonné qu'elle ait choisi un restaurant américain pour cette occasion, seulement je suis loin de connaître ses goûts par cœur. Il faut dire que je n'ai plus mangé avec elle depuis que j'ai emménagé à Lille, ni avec mon père d'un autre côté.

Le serveur passe prendre notre commande et je décide de prendre un café et un énorme muffin aux trois chocolats. Ma mère jette son dévolu sur les pancakes et un smoothie à la banane et une fois que l'employé a inscrit nos désirs sur son bout de papier, il nous laisse enfin seuls. C'est à ce moment-là que maman ramène son sac à main contre sa poitrine pour me remettre en main propre l'enveloppe en question.

—     Avant que tu la lises, il faut que tu saches qu'il l'a écrit après avoir su pour sa maladie. Il n'était sûr de rien à cette époque, comme lorsqu'il a établi son testament sur un coup de tête ou qu'il a choisi...la pierre tombale dans laquelle il souhaitait reposer, un an avant son décès. Il prenait juste des précautions. Alors c'est...c'est possible qu'il dise des âneries dans cette lettre.

Je reste de marbre alors qu'elle semble de plus en plus mal à l'aise. On dirait que cette fois-ci, je ne suis plus le seul à être nerveux aujourd'hui.

—     Tu l'as lue ?

—     Non, je n'ai pas pu. Même si la curiosité l'emportait, je n'ai jamais réussi à franchir ce cap et puis...elle ne m'est pas destinée.

Je baisse les yeux vers l'enveloppe où mon prénom est imprimé en minuscule. J'effleure de mon index son écriture. Elle est illisible, quasiment indéchiffrable, seulement je reconnais sa rapidité et son impatience rien qu'à lire mon patronyme et j'arrive aussi à percevoir mes deux autres noms qui forment ma propre identité en bas à droite. Mes noms ont toujours été essentiels pour lui. Il détestait m'appeler par mon premier, mais il s'obstinait à me héler du troisième, comme s'il avait plus de sens selon lui.

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