Chapitre 21

439 35 21
                                    

Yuna

Toujours étalée sur le lit de Suki, le vide que je ressens à cet instant précis est insupportable. Il faudrait un mode d'emploi pour gérer les crises existentielles, parce que je ne sais pas faire ça. L'ironie, c'est que je sais beaucoup de choses, demandez moi de vous parler de fissure osseuse, ou d'une déchirure du tendon, et je peux vous répondre sans pression. Je peux même vous énumérer toutes les maladies mentales dans l'ordre alphabétique. Très utile dans cette situation, n'est-ce pas ?

Je suis vidée émotionnellement et physiquement. Et je ne sais pas quoi faire de tout ça. Mon cerveau fait une panne sèche, à quoi ça sert de tout savoir si il me lâche comme ça ? Elle est où la logique là-dedans ? Il n'y en a pas. Rien n'est logique, tout est rhétorique. Formidable.

- La vache, Yun'! Tu es passée sous un rouleau compresseur ou quoi ?
- Une moissonneuse-batteuse serait plus proche de la vérité.

Suki est ce qu'on appelle une influenceuse. Elle n'a pas le cerveau pour les grandes études mais elle a un œil avisé pour tout ce qui concerne la mode et la beauté. Un talent que je n'ai pas, elle l'a pour deux et tant mieux.

- Qu'est-ce qui se passe dans ton cerveau ultra boosté ?
- Rien, il est en surchauffe. Je crois qu'il me supporte pas aujourd'hui. On fait un break.

À la rentrée, je serai à la fac de médecine d'Harvard. Pas l'université, mais bien l'école de médecine. J'ai eu ma licence à seize ans, j'ai juste voulu finir ma vie de lycéenne avant d'y aller, et surtout May sera avec moi. Enfin pas tout à fait, mais on sera ensemble, et ça vaut le coup de l'attendre. Un cerveau en titane qui ne m'aide pas à gérer le reste. Sympa celui-là.

Suki peut porter n'importe quel makeup, tout lui va. Le bleu pailleté qui lui couvre les paupières est magnifié sur elle. Moi, je ressemble à une voiture volée si je porte ça. Elle, c'est une bombe.

- Ok, tu vas profiter de ce break, parce que je vais m'occuper de toi. Ça fait longtemps qu'on a pas fait ça.

Même pas le temps de dire non que je me retrouve coincée entre elle et toute une panoplie de produits pour la peau, les cheveux, les mains, la totale. Je la laisse faire, si ça peut lui faire plaisir. Mon extérieur sera tout beau, tout neuf. À l'intérieur par contre, il faudrait une équipe de démolition et une autre de rénovation pour refaire tout ce bordel.

- Tu évite papa.
- Oui. On est pas vraiment d'accord. Je n'arrive pas à lui faire comprendre que je peux le faire.
- Mets toi à sa place deux minutes, Yuna. C'est papa. Tu crois que c'était comment de te voir dans un lit d'hôpital, branchée à des machines ?
- Pardon, j'étais inconsciente, tu te souviens ?
- C'est ça, le truc. Tu l'étais, pas nous.

Il faut vraiment que je me batte avec le monde entier aujourd'hui ? Je suis fatiguée, et passablement émotive. Mais elle a raison. Pour le coup, je n'ai pensé qu'à moi. Et pas à eux.

- Je suis désolée. Mais qu'est-ce que je suis sensée faire ? Le laisser vivre sa vie en pourrissant la mienne ? J'ai assez donné.

Elle me retourne pour que je fixe ses grands yeux marrons.

- Je n'ai pas dis ça. Par contre, toi, tu as des choses à dire. Et si tu veux que papa le comprenne, commence par le début, petite tête. Ils ne savent pas la moitié de ce qu'il t'as fait. Tu as voulu les préserver, mais qui te préserves, toi ?

C'est dingue, elle a totalement raison. Venant d'elle, c'est extrêmement perturbant. Je ne peux m'empêcher d'être perplexe.

- Depuis quand la sagesse est devenue ton amie ?
- Disons que j'ai appris de mes erreurs. Je répare ce que je peux.
- Tu fais comment ?
- En m'occupant de toi pour le moment. Un pas après l'autre, tout ça, tout ça.

À la lisière de MoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant