Chapitre 19

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Je tourne en rond dans la maison, j’angoisse. Armand a laissé son téléphone dans la précipitation et je regrette de ne pas les avoir suivis. Je ne sais pas où ils sont allés, je ne connais pas le pays et il y a la barrière linguistique.

Des bruits de clés me font me lever de mon siège. Armand entre la chemise déchirée et le visage enflé. Il se dirige directement dans le coin buanderie où il s’assoit contre un muret. Le visage entre ses mains, les coudes sur ses genoux, il se met à pleurer.

Je m’approche, me mets sur mes genoux et le prends dans mes bras pour le bercer.

-ça ira. Bientôt il sera opéré et on aura plus à subir tout ça. Calme-toi ! Tu disais toi-même qu’on doit être forts. Bientôt tout ceci ne sera plus qu’un lointain souvenir.

Son téléphone sonne dans ma main. Je me rends compte que je l’avais gardé comme s’il pouvait m’appeler dessus.

-c’est Pierre bébé.

Comme il ne réagit pas, je prends l’initiative de répondre à l’appel.

-Armand ?

-c’est Kaya.

-je suis en train de prendre le premier vol.

Il parlait comme s’il y avait un problème. Le petit a fait une crise mais ce n’est pas comme si c’était la première. Pourquoi venir jusqu’ici ?

-pourquoi ? Il y a un problème ?

J’ai attendu la réponse de longues secondes avant qu’il ne demande à parler à son frère. Hébétée, je m’exécute sans poser de question.

-oui (…) oui (…) non (…) je ne sais pas comment je vais lui dire ça Pierre, je ne sais pas (…) d’accord !

Il me rend le téléphone et je reste là à essayer de comprendre.

-Armand mon enfant est où ?

Son silence fait accélérer mon rythme cardiaque.

-Armand ? Pierre-Vivian est où ? Réponds-moi !

Je venais d’hurler sur lui. Il a levé la tête avec un air désolé ce qui m’a rendue hystérique.

-Armand mon enfant est où je te demande.

-il est parti Kaya.

-où ? Il connaît la ville ? Il parle anglais ? Un enfant de trois ans va aller où sans ses parents ?

-Kaya. Pierre-Vivian est mort. Il nous a quittés.

-ça veut dire quoi en français facile ?

J’étais dans le déni total. Mon cerveau avait bloqué sur une réponse et toutes les autres étaient automatiquement rejetées.

-on est venu ici pour l’opérer. Ça veut dire quoi il est mort ?

C’est en prononçant ce mot que mon esprit a commencé à réaliser. De grosses larmes ont envahi mes joues.

-Armand ?

-oui.

-mon bébé est où ?

Il me colle à son torse où j’éclate en sanglots. Pourquoi ? Il a toujours suivi son traitement, j’ai toujours respecté les consignes du médecin à la lettre. Pourquoi ? Pourquoi ? Oh Seigneur ! Pourquoi ? On devait l’opérer, il devait subir une intervention qui le guérirait. Comment un bébé de trois ans peut mourir ? Depuis quand ? Seigneur pitié ! Pitié pas ça. Mon cœur !

--

Dès le lendemain soir Pierre et Jacob (celui qui suit Pierre) étaient avec nous. Pierre a décidé de nous faire rentrer les enfants et moi avec Jacob, il restait avec Armand pour… Seigneur ! Quelle est cette épreuve ?

Amaël ne comprenait pas, il ne cessait de demander après son frère, de parler de lui. Et moi je ne savais pas quoi lui répondre.

Sur Libreville on a été directement conduits chez mes beaux-parents où il y avait du monde. Ma belle-mère en me voyant a compris que je n’étais pas en mesure de recevoir qui que ce soit. Avec les enfants nous sommes allés nous installer dans l’ancienne chambre d’Armand où je me suis endormie à peine je touchais le matelas. Après trois jours sans pouvoir fermer les yeux.

A mon réveil j’ai pris une douche mais je n’avais rien à me mettre pour la circonstance. Une des nièces d’Armand est allée me prendre des robes au marché.

-je dois aller à la maison, j’ai des choses à récupérer.

J’avais l’impression que le mot d’ordre était de ne jamais me laisser seule. Partout où j’allais il y avait toujours quelqu’un pas loin.

--

C’est aujourd’hui que le… corps de mon enfant arrive. J’ai les yeux gros comme des billes de bois. Les robes achetées lorsque je suis arrivée il y a une semaine me tombent des épaules. Ma voix ? Partie à trop pleurer et pas assez dormir.

Les sirènes retentissent au loin. C’est lui. C’est mon enfant qui rentre à la maison dans un coffre de bois aux couleurs de son dessin animé préféré. Les gens se mettent à pleurer autour de nous. Le corbillard entre dans la concession précédé d’une Jeep de laquelle descendent Armand et Pierre. Armand aussi ne ressemble à rien avec une barbe et des cheveux pas coiffés. Les deux frères vont vers le corbillard. D’autres personnes les rejoignent et… je ne peux juste pas supporter. Mes pieds me lâchent et je tombe lourdement manquant de me ramasser au sol n’aurait été la rapidité d’une personne près de moi.

Le cercueil passe devant moi. Je n’ai plus aucune force. Aucune. Juste des questions : qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que j’ai fait de travers ?

Les gerbes de fleurs défilent, les délégations aussi. Plusieurs personnes viennent me parler, m’enlacer, me témoigner leurs sympathies. Les chorales de leur côté se succèdent, donnent une certaine ambiance jusqu’à la nuit tombée. Et là, comme le veut la tradition, les deux familles du défunt ou de la défunte (et sa belle-famille si marié(e)) se réunissent pour la palabre. C’est une réunion ouverte à tous, il s’agit d’expliquer les raisons ou conditions du décès de la personne. Armand prend la parole et dit ce que je sais déjà.

-l’enfant est né drépa SS. Dans nos recherches, on a appris qu’une greffe de la moelle osseuse pouvait le guérir. J’ai contacté un de mes anciens professeurs à l’université pour lui demander conseil et après discussion, on a, Kaya mon épouse et moi, décidé d’aller faire opérer l’enfant au Canada.

Dans l’avion il ne se sentait déjà pas bien. On lui a donné des médicaments et ça allait. La journée de notre arrivée au Canada il allait bien, on s’est même baladé. C’est le soir qu’il a commencé à convulser dans les bras de son frère aîné. Je lui ai administré les premiers soins et appelé l’ambulance. Mais le temps d’arriver à l’hôpital il était déjà parti. Voilà ce qui s’est passé. Il a fait une crise qui l’a emmené.

C'est le silence plat après son récit. On n’entend que quelques reniflements. Puis un homme se lève et je reconnais sa silhouette. Je ne savais même pas qu’il était.

-excusez-moi de prendre la parole. Je suis Grégoire, le père de Lilian. Kaya et son mari, comme ils ont l’argent, m’ont arraché mon enfant mais ce n’est pas grave. Kaya ! Donc c’est mon fils que tu prends pour aller faire tes choses au Canada ? Hun ? Et s’il lui était arrivé quelque chose ? S’il était devenu infirme après l’opération ? Tu imagines le traumatisme ?

Je ne sais par quel démon, je me saisis d’une statue en pierre de Mbigou que je lui flanque en pleine gueule. Par chance pour lui, il l’esquive in extremis. Grégoire est le premier surpris de ma réaction. Sans un mot, je me lève et monte me coucher dans l’ancienne chambre d’Armand au côté de mes enfants. Demain je dois faire ce qu’aucun parent ne devrait faire : enterrer son enfant. Je ne le souhaite même pas à mon pire ennemi.
--

J’émerge de l’eau en prenant une forte inspiration. Mes bras autour de mes jambes que je ramène vers ma poitrine, je pose ma joue sur mes genoux. Les larmes reprennent toutes seules. Je ne sais pas où mon corps trouve encore du liquide pour en fabriquer.

Quand je me décide à sortir de mon bain, je vais prendre une douche tiède en mouillant davantage mes cheveux. Puis j’enfile un peignoir avant de sortir. En passant devant la chambre de Pierre, je m’arrête et me rappelle. J’ai décoré cette chambre avec tellement d’amour, mais n’a jamais dormi plus de deux jours d’affilés seul dans cette pièce. Il était tout le temps fourré dans ma chambre ou celle d’Amaël.

Était ! Je parle maintenant de mon bébé au passé. Après un soupir je ferme la porte et vais dans la chambre que j’occupe actuellement : la chambre d’amis. Je m’habille et vais me coucher. Je n’ai pas faim de toutes les façons. 

-bonsoir.

En ouvrant la porte il a fait entrer la lumière ce qui me dérange les yeux.

-bonsoir.

-j’ai pris à manger.

-merci mais je n’ai pas faim.

Il ne répond pas et s’en va. Depuis qu’il est rentré du Canada je ne lui adresse pas particulièrement la parole. Entre nous c’est le strict minimum. Ça aide que les enfants soient restés chez ses parents. Je les appelle tous les jours, ce sont les seules personnes avec qui je communique.

J’entends Armand dresser la table et manger devant un match de foot. Puis il éteint et va se coucher. Moi j’essaie de dormir mais ce n’est qu’après 1h du matin que j’y parviens.

C’est ainsi les jours qui suivent : je l’entends rentrer, il vient m’inviter manger, je refuse, il mange et va se coucher. Au bout de quatre jours il vient me voir.

-tu m’en veux ou me crois responsable de ce qui s’est passé ?

Sa voix était chargée de reproches et aussi un peu de colère. Je choisis de ne pas lui répondre.

-Kaya je te parle tu me réponds.

-je n’ai pas envie d’avoir cette conversation Armand.

-alors qu’est-ce que tu veux Kaya ? Qu’est-ce que tu veux ? Mourir toi aussi ? Et Lilian et Amaël ? Tu y penses ?

-je veux que tu fermes la porte en partant.

Il ne le fait pas de suite mais il finit par s’en aller en claquant la porte bien fort. Au point de faire trembler les mûrs. Au point de réveiller une migraine que j’ai mis du temps à calmer. La porte s’ouvre presqu’aussitôt dans la même agressivité.

-lève-toi et viens manger ! Ce n’est pas dans ma maison que tu viendras mourir de faim.

Malgré le ton autoritaire, je ne bouge pas. Je n’en ai simplement pas envie.

-Kaya lève-toi et viens manger.

Face à mon silence, il vient me tirer du lit et me traîne jusqu’à la salle à manger, avec mon nouveau poids il y arrive sans trop d’efforts, ce qui me met hors de moi. Je réagis avec des mots virulents. Je ne réalise pas encore qu’en six ans, c’est notre première vraie dispute.

Je retire mon bras de son emprise mais il le récupère aussitôt.

-je veux qu’on me fiche la paix, est-ce trop demander ?

-tu finis de manger et ensuite tu fais ce que tu veux. Plus vite tu auras finis, plus tôt je te laisserai tranquille.

Je m’assoie avec humeur et avale ses brochettes de poisson sans vraiment les mâcher. A la deuxième je manque de m’étouffer et il me tend un  verre d’eau.

-j’ai fini Monsieur. Je peux y aller Monsieur ?

-Kaya arrête. Bébé arrête. Ça ne nous aide pas.

Je me lève et quitte la table. Je veux juste qu’on me laisse tranquille. Qu’on me laisse faire mon deuil. Je sortirai moi-même de cette chambre quand je m’en sentirai prête.

-ne me repousse pas bébé.

Je suis au milieu du salon quand cette voix pleine de supplications me parvient. Lui qui savait me comprendre sans que je n’ai à ouvrir la bouche, aujourd’hui n’arrive pas à comprendre que j’ai juste besoin d’espace.

Je continue ma route vers la chambre d’amis. Air conditionné en marche, je me mets sous le draps et attends Morphée.

Qu'est-ce que l'amour Où les histoires vivent. Découvrez maintenant