Milla revient à Saint-Amour après trois ans d'absence. Elle retrouve Rosalya, Alexy et quelques autres amis du lycée. Par contre, elle ne pensait jamais revoir Nathaniel, ni même lui dire pourquoi elle avait été obligée de partir à l'époque.
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La BU de la fac de Beaulieu-La-Vallée n'était pas très fréquentée à cette heure de la soirée. Comme tous les jours, j'allais bientôt être rejointe par Virgile, le gardien de nuit qui faisait son dernier tour avant de fermer le bâtiment. Tous les jours, je me disais qu'il fallait que je prenne de quoi dormir pour rester sur place, éviter de rentrer, d'être cloitrée seule, de déprimer dans ma chambre et aussi ne pas devoir supporter ma mère. A chaque fois, je pensais à trouver une petite cachette isolée, mais, je rentrais quand même.
Cette fois-ci pourtant, quelque chose ou plutôt quelqu'un perturba cette routine et ce ne fut pas Virgile qui vint me déloger mais un visage de marbre fendu d'un sourire.
— Ah, je pensais bien t'avoir reconnue.
Je levai la tête vers celui qui m'avait interpellée. Je reconnus ce visage à la mâchoire carrée, ses cheveux bruns proprement coiffés et je mis quelques secondes avant de retrouver son prénom.
— Julius, c'est ça ? — Oui et toi Milla, tu me remets ? Le mariage de mon oncle ? — Oui, oui, répondis-je en me calant contre le dossier de ma chaise, un sourire timide aux lèvres. — Je me demandais si on allait se recroiser. La fac n'est pourtant pas si grande... Je peux m'asseoir ? — Bien sûr !
Il sourit et prit une chaise. Je retirai tout le bordel de la table sur laquelle je m'étais largement étalée.
— Quelles sont les nouvelles pour toi, tu as réussi tes partiels du premier semestre ? s'enquit-il toujours de bonne humeur. — Oui et toi, l'économie ? — Comme une lettre à la poste !
On discuta un peu, de thèmes légers avant que, inévitablement, Virgile le gardien ne se présente à nous. Il était 20 heures et il devait fermer. Nous n'étions pas les seuls à quitter le campus de la fac, un groupe de trois autres étudiants s'était vu chasser des lieux.
— Écoute, je sais pas si ça te dit mais j'ai faim. Y'a un italien pas loin de chez moi qui fait de délicieuses pizzas... proposa Julius avant de reprendre. Enfin, je ne veux pas paraître ambitieux.
Il paraissait totalement ambitieux et sûr de lui. Il dégageait un certain charisme et ses prunelles brillaient d'une assurance réconfortante. Puis, mon attente le laissa dans l'expectative, il s'était peut-être réjoui un peu trop tôt... Son regard dévia, embarrassé et, sans s'en rendre compte, il mordit l'intérieur de sa joue, comme un regret d'avoir proposé.
— D'accord, allons-y, acceptai-je finalement.
J'y voyais la possibilité de repousser mon retour fatidique chez moi et, pourquoi pas, passer simplement du temps avec un être humain.
Voilà trois semaines que j'avais rompu avec Nathaniel et dès que j'étais seule dans mon lit, dans le bus à regarder par la fenêtre, je pleurais de solitude et de tristesse. Je cherchais encore à comprendre comment j'avais été capable de lui faire face, comment j'avais pu être si méchante et si cruelle. J'étais un monstre. C'était la seule conclusion à laquelle aboutissaient mes pensées. J'étais une personne monstrueuse à quitter un garçon merveilleux par égoïsme. Je n'étais simplement pas capable de gérer mes études, mon boulot le week-end, un père handicapé, une mère dépressive et une relation à distance. Je pensais que c'était la meilleure solution mais ce n'en était pas moins douloureux. Il me manquait terriblement et je l'imaginais aussi triste et incompris que moi.
Julius fit principalement la conversation jusqu'à ce qu'on nous apporte nos pizzas. Je pensais qu'il allait m'amener dans une pizzeria de quartier où les pâtes n'étaient pas assez cuites et où il y avait plus de fromage et de sauce tomate que de jambon. Or non, c'était un traiteur italien, les odeurs étaient fabuleuses, de même que le cadre du restaurant. Je n'étais plus habituée à autant de luxe alors que Julius semblait bien connaître les lieux. Cela confirma mes hypothèses, c'était un garçon bien né qui avait la chance d'avoir un train de vie que j'enviais.
— Désolée, je ne suis pas de bonne compagnie ce soir, m'excusai-je près avoir croqué dans une part de pizza. — Quelque chose ne va pas ?
C'était la première fois en vrai que l'on me posait cette question. Mes parents voyaient bien que je n'allais pas bien mais il y avait tellement de choses qui n'allaient pas bien pour eux aussi qu'ils n'avaient pas toujours la force de me réconforter. Je n'avais pas non plus d'amis auprès de qui me confier alors cette simple question brisa la fine pellicule de dignité.
— Tout... Ma vie est une catastrophe monumentale.
Et comme si l'énoncé de ce simple constat suffit à ouvrir les vannes, de nouvelles larmes coulèrent sur mes joues, que j'essuyai immédiatement. Je me retins toutefois de relâcher toute ma peine parce que je me retrouvais devant un inconnu qui m'avait gentiment invitée à me changer les idées. Je savais que la proposition de Julius n'était pas totalement innocente, mais ça restait quand même altruiste. Il me restait aussi une once d'amour-propre de ne pas m'effondrer devant une salle bondée de clients. Je déglutis difficilement et pris mon sac.
— J-je dois rentrer, je suis désolée.
Sans un regard pour Julius, je me levai et quittai lâchement la pizzeria, mes affaires sous le bras, sans même penser à payer ce que j'avais commandé. Dans la rue, je marchai vite pour rejoindre l'arrêt de bus. Cette fois, je me mis à pleurer librement, il n'y avait plus personne dans les rues de tout façon. J'avais l'impression d'avoir dépassé un nouveau stade dans la misère sentimentale à m'effondrer devant des inconnus... Je ne savais même pas quoi faire pour tenter de m'en dépêtrer.
Assise sur le petit banc, sous l'abri de bus, je grelottais de froid et de détresse, tout en secouant la tête à rabâcher dans mon esprit des phrases plus nulles les unes que les autres. Puis une silhouette apparut dans mon champ de vision, tenant dans ses mains deux grands cartons carrés et plats. Julius m'avait suivie, les pizzas emportées mais il semblait mal à l'aise.
— Tu seras peut-être plus à l'aise dans un endroit plus discret et j'habite à deux rues d'ici.
Je levai vers lui mon visage humide, le regardant avec de grands yeux. Lui, sous le lampadaire, était auréolé d'une lueur orangée.
— Je ne cherche pas à t'amener dans mon lit, se défendit-il, mais je vois bien que ça ne va pas et je ne peux pas te laisser partir comme ça... Je m'en voudrais s'il t'arrivait quelque chose.
Je papillonnai des yeux d'où coulèrent encore de nouvelles larmes. Je hochai finalement la tête et, sans un mot, Julius me conduisit chez lui. Embarrassée, je ne savais pas où me mettre et finalement je m'assis sur un coin de canapé, devant une table basse. Son appartement se situait dans une résidence très sympa, très bien entretenue. La déco était assez neutre mais tout semblait nickel. Je me flagellai encore en me disant que même ma table de nuit était plus en bordel que tout le logement. Il devait vraiment avoir pitié de moi...
Julius retira son manteau et posa les cartons de pizza dans la cuisine ouverte attenante puis il s'assit auprès de moi, un sourire avenant aux lèvres.
— Dis-moi ce qui ne va pas... — Bof, répondis-je en premier lieu en haussant les épaules. Mon père a frôlé la mort deux fois, ma mère déprime, je viens de rompre alors j'ai l'impression que ma vie ne tient qu'à un fil... — Je suis désolé pour toi. Qu'est-ce qui s'est passé avec ton père ?
Je lui racontai alors les huit derniers mois de ma vie et tous les sacrifices que nous avions faits suite aux problèmes de santé de mon père.
— Je suis désolée, repris-je encore en passant mes mains sur mon visage. Tu dois me croire totalement folle. — C'est normal que tu craques quand ça ne va pas. Moi aussi j'ai eu besoin d'une oreille attentive.
Il m'expliqua alors le cancer du sein de sa mère qui avait eu beaucoup de mal à s'en remettre alors qu'il était ado. Il avait eu envie de tout casser et il avait trouvé du réconfort auprès d'un professionnel. On discuta de nos sentiments, de nos parcours face aux aléas de la vie, des problèmes de santé de nos parents, la pression qu'on se mettait pour les rendre fiers aussi. Puis il fit réchauffer les pizzas et je réussis cette fois à manger un peu, tout en abordant d'autres sujets :
— Pourquoi vous avez rompu ? — C'est moi qui aie voulu parce que j'étais incapable de gérer une relation à distance en plus du reste. C'était trop compliqué. — Tu dois penser à toi et à ton père. — Je sais...
Finalement, Julius alluma la télé et je dus m'assoupir devant l'écran, épuisée d'avoir tant pleurer.
**
L'eau de la douche qui s'arrêta me réveilla puis d'autres bruits dans la pièce voisine : un tiroir qui coulisse, une brosse à dents, le métal d'une ceinture et, enfin, la porte qui s'ouvre et à ce moment, je compris que je n'étais pas chez moi. Soudainement, je me redressai dans un canapé que j'avais pas quitté depuis la veille au soir. Sur moi, une couverture et tous mes vêtements. Je tournai la tête vers Julius qui émergeait d'un couloir, douché et habillé ou presque... Il était en train de boutonner une chemise qui dissimulait au fur et à mesure un corps sculpté.
— J'ai pas osé te réveiller lorsque tu t'es endormie hier soir, avoua-t-il d'une moue attendrie. Et je précise qu'il ne s'est rien passé, si c'est ce que tu te demandes.
Je restai abasourdie et désarçonnée par la situation, embarrassée d'avoir fait preuve de temps de faiblesse puis je pensais à ma mère qui devait s'inquiéter que je ne sois pas rentrée.
— J-je dois partir. — Oui, moi aussi, j'ai cours, mais je ne te mets pas à la porte. — Ne t'inquiète pas... Je... Merci, bafouillai-je.
Je remis mes chaussures qui reposaient au pied du canapé et je récupérai mes affaires. Julius m'accompagna jusqu'à la porte sur laquelle il s'appuya à l'aide de son bras, me dominant, son visage au-dessus du mien, un sourire amusé aux lèvres.
— Je suis vraiment désolée d'être restée et d'avoir gâché ta soirée, me répétai-je. — Tu sais que tu es attachiante, sourit l'étudiant en économie.
Puis il se pencha pour m'embrasser d'un baiser léger qui me laissa muette.
— J'aimerais bien qu'on se revoit, me lança-t-il comme si de rien n'était, toujours ce léger sourire accroché aux lèvres. — Euh, d'accord.
Son sourire s'agrandit encore et, d'un hochement de tête, il ouvrit la porte pour que je me sauve rapidement. Dans le couloir, je me mordis la lèvre.
Qu'est-ce que je faisais au juste là ? Voilà à peine trois semaines que j'avais quitté Nathaniel que je me laissais à nouveau draguer comme ça ? Qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez moi ? Je suis trop accroc à l'attention qu'on me donne ou bien Julius était-il un saint à me venir en aide ? Et Nathaniel dans tout ça ? Est-ce qu'il méritait que je me remette aussi vite ? Non, ce n'était pas juste, ce n'était pas bien et je passai pour une fille facile et vénale.
Pourtant, à la sortie de l'immeuble, je m'arrêtai. Toute la logique du monde voudrait que je m'en aille mais mes sentiments, tellement contradictoires, me bouleversaient et finalement une étincelle jaillit dns mon esprit. Je serrai les dents et fis demi-tour. Machinalement, je sortis mon agenda, en déchirai un morceau que je griffonnai de mon numéro avant de le glisser sous la porte de l'appartement de Julius. Quitte à me détester pour ce que je n'avais pas encore fait, autant le faire à fond...
Julius pouvait m'aider sans le savoir à enterrer mes souvenirs et mon amour envers Nathaniel et à me faire perdre le peu d'amour propre et de dignité qu'il me restait.
**
J'avais prétexté une sortie entre amis pour passer le vendredi soir chez Julius, moins d'une semaine après l'avoir revu à la BU. Allongés sur son lit, ses lèvres sur les miennes, ses mains sous mes vêtements, il m'excitait autant que je me détestais. Nous nous étions vus presque tous les jours en une semaine et mercredi, alors que ma mère travaillait, il m'avait raccompagnée chez moi et était resté. Nous nous étions retrouvés dans la même position que maintenant, jusqu'à ce que l'ambulance qui ramenait mon père ne débarque. En catastrophe, l'étudiant avait dû quitter ma chambre torse nu, en passant par la fenêtre. Heureusement, la maison était de plain-pied et la chambre donnait dans la courette privative. J'avais balancé ses affaires comme des lycéens pris en faute.
On en avait ri et nous avions repris là où nous nous étions arrêtés sauf que personne n'allait nous interrompre. Qu'on en finisse... que je remplace Nathaniel par Julius, que j'arrete de souffrir, que je l'oublie... Les lèvres du jeune homme glissèrent contre mon cou, plus bas encore à la naissance de mes seins, alors que ses mains s'attaquaient à la ceinture de mon jean. Je caressai ses cheveux et ses épaules nues tout en gémissant d'excitation.
Ce fut idéal, jusqu'au moment où il s'insinua en moi. C'était douloureux, en bas mais aussi dans ma poitrine. Le visage de Julius me surplombait, tendant de faire preuve de douceur, de maîtrise pour une premiere fois, il voulait s'appliquer et, effarée, c'était comme si je venais seulement de remarquer que ne c'était pas Nathaniel mais un étranger et c'était le cas. Un inconnu me faisait l'amour et ça me rendait malade. Je fermai les yeux mais ce fut pire, le visage de mon ex-petit-ami me souriait et m'observait d'un regard amoureux. Je me sentais comme une marionnette, une poupée de chiffon désarticulée, déshumanisée.
Quand Julius eut fini, je me recroquevillai comme blessée profondément, pas par ce qui venait de se passer puisque je l'avais encouragé mais par une puissante vague de honte qui me tordait le ventre.
— Est-ce que ça va ? s'inquiéta Julius. — Je-Je vais être malade.
Je me levai précipitamment et courus rejoindre les toilettes en deux enjambées où je me courbai pour rendre ce que mon estomac contenait. Julius avait enfilé son caleçon et je l'entendis toquer à la porte.
— Milla ? Ça va ? — Oui, oui, toussai-je. J'arrive.
Après avoir essuyé ma bouche avec du papier toilette, je me relevai, soudainement frigorifiée. J'ouvris la porte, embarrassée de me trouver nue, je baissai la tête honteuse.
— Tu peux prendre une douche si tu veux, m'assura Julius tout en me tendant un plaid pour que je m'enroule dedans. — Merci mais je vais rentrer. Je ne voudrais pas te contaminer si j'ai chopé une saloperie. — OK.
Je voyais bien qu'il souhaitait me retenir, il ne voulait pas que ça se termine comme ça, que notre première fois soit marquée par moi vomissant aux chiottes nue comme un ver. Mais je ne pouvais pas pleurer devant lui, il ne comprendrait pas et ça ne serait pas juste. Je me rhabillai à la hâte, pris mes affaires et quittai son appartement.
Sur la route de la maison, je ne pleurai pas encore, résolue à faire quelque chose d'important. En rentrant, la maison était vide, libre pour que je puisse accomplir ma tâche. Déterminée, le visage fermé, je commençai par mon ordinateur. Je supprimai toutes les photos que j'avais de Nathaniel. C'était rapide puisque j'avais un dossier rien que pour elles. Je supprimai son numéro, l'effaçai de mes réseaux sociaux. Pour toutes les choses matérielles, je fis un tas de tout ce qui me faisait penser à lui, de près ou de loin : mes cours de Première et de Terminale, les vieux agendas, ma trousse taguée, une écharpe avec son parfum, un t-shirt qu'il aimait, une peluche gagnée à la fête foraine, des livres que nous avions lus en commun, un plaid qu'il m'avait offert. Ma chambre paraissait soudainement bien vide une fois que j'emportais tout ça dans la courette. Le jour diminuait lentement et une bourrasque de vent s'engouffra entre les murs d'enceinte. Dans un coin, abandonné, oublié, le barbecue subissait les intempéries. Il n'y avait que mon père qui l'utilisait en temps normal.
J'y jetai un premier paquet d'affaires, les livres et mes agendas pour être sûre que ça prenne feu, arrosai le tout d'allume-feu puis je craquai une allumette et n'hésitai plus à la balancer dans la cuve en métal. La chaleur des flammes fut immédiate et, en quelques secondes, mes joues chauffaient, luisaient de larmes aussi. Le papier se racornit, devint poussière, le plastique fondit, le reste noircit dans une odeur carbonisée qui imprégnait mes cheveux et mes vêtements. Le feu comme symbole de destruction de mes souvenirs, de mes sentiments réduits en cendres par mes actes et par ma volonté. Son sourire, ses baisers, son odeur furent scellés dans une boîte, elle-même enfermée dans un recoin mental de mon esprit à défaut de pouvoir les calciner comme le reste.
Et ça avait fonctionné, Julius avait dû me croire insatiable mais à chaque fois qu'on couchait ensemble, et que je détaillais son visage, les traits de Nathaniel s'estompaient au profil de mon nouvel amant, pour qu'eux aussi, je les oublie.