2. La cafétéria à l'angle de la rue (2)

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27 heures avant l'alerte.

Ils ne résistèrent pas, et après avoir jeté un regard mauvais à ma sauveuse, ils quittèrent la cafétéria sans le moindre dégât. Mon cœur se remit à battre normalement et je m'écroulai sur ma chaise.

- Et moi qui croyais que ce genre d'incidents n'arrivaient plus de nos jours, soupirai-je en cherchant désespérément de l'air frais.

- Il ne faut pas être autant effrayée, ce ne sont pas de mauvais types.

La jeune femme tira un haut tabouret en bois et s'assit face à moi. Elle avait un sourire rassurant sur des lèvres charnues, un nez fin et de petits yeux malicieux qui me mettaient en confiance. Sa mâchoire assez brute était encadrée par de longs cheveux noirs qui descendaient jusqu'à ses épaules et son petit front lui permettait de tirer ses cheveux derrière ses oreilles et non d'avoir une frange comme la mienne.

- Merci d'ailleurs, murmurai-je à son attention en replaçant une mèche de cheveux châtain derrière mon oreille.

- Oublie ça, et dis moi plutôt si tu sers des cafés ici.

Elle m'adressa un clin d'œil et je me pressais de lui sortir une tasse et de mettre en route la cafetière. Pendant que le liquide chaud coulait, je me frottais nerveusement les bras.

- Vous croyez qu'ils avaient déjà fusionné avec leurs hôtes ?

Je la tirai de ses rêveries et elle sourit :

- Je pense que oui, mais il n'était pas nécessaire qu'ils interviennent pour les remettre sur le droit chemin. Ces trois là n'avaient pas de mauvaises intentions, juste un vent de folie propre à la jeunesse.

Je souris nerveusement. Mon "vent de folie propre à ma jeunesse" ne soufflait pas beaucoup de mon côté. Je lui tendis sa tasse et elle passa ses doigts fins sur le logo de la cafétéria, écrit en lettres capitales rouges. Ma mère les avait commandées exprès, en croyant peut être que cela attirerait plus de clients.

- Entreprise familiale ? me demanda alors ma cliente en sirotant son café.

- Oui, on m'a passé le flambeau.

Je remarquai alors que l'un des types, au vent de folie propre à la jeunesse, avait eu le temps d'avaler d'une traite le verre que je lui avait servi. Je m'empressais de me munir d'un chiffon et d'ouvrir le robinet pour astiquer avec vigueur la vaisselle sale.

- Je peux vous demander comment vous l'avez deviné ?

Elle rit discrètement :

- A vrai dire, je n'étais pas sûre du tout, mais je sentais que tu n'aurais pas investi en étant si peu convaincue.

Je me grattais nerveusement l'arrière du crâne. Gênée, mais en même temps amusée.

- Je suis démasquée, cet endroit est un véritable échec, et même si les clients le remarquent, je suis fichue.

- Je parie qu'elle vient de ta mère.

Je fronçais les sourcils, déconcertée par sa perspicacité.

- Encore gagné, fit-elle remarquer. Les enfants, surtout les filles, sont plus attachés à la catégorie socio-professionnelle de leur mère plutôt que celle de leur père.

Je ris amèrement. Mon père était un grand patron et rapportait plus d'argent à la maison que ce que je pourrais jamais gagner en toute une vie. En ce moment oui, je me rapprochais plutôt de la trajectoire de ma mère.

- Donc tu travailles en parallèle avec tes études pour gagner un peu d'argent ?

- Non, de ce côté là, vous avez tort. J'ai arrêté mes études.

Alors que je m'attendais au discours habituel des gens autour de moi qui me pressaient de retourner faire mes études pour ne pas perdre de temps, elle ne dit rien et sembla seulement songeuse.

- Alors tu as un loyer à payer ?

Son petit jeu m'amusait, plus qu'il me gênait. J'aurais pu être réticente à l'idée de raconter toute ma vie au premier inconnu venu, mais elle dégageait un tel sentiment de sécurité que je me laissais aller.

- Oui c'est exact.

- Tu as investi dans un appartement personnel. Il y a la forme des clés qui se devine dans la poche de ta chemise.

Instinctivement, je portais un regard rapide à la poche sur ma poitrine qui arborait en effet une forme étrange. On ne pouvait vraiment rien lui cacher.

- Tu as préféré te concentrer sur ton indépendance car tu as des rapports assez ambigus avec ta mère. Une forte pression si je puis me permettre.

Je m'assis, désireuse d'en apprendre plus sur la manière dont elle devinait absolument tout chez moi, et où cela allait la mener.

- Qu'est ce qui vous fait croire ça ?

- Tu as les ongles rongés, signe d'anxiété. Et puis, tu astiques depuis tout à l'heure le même verre pour être sûre de le présenter propre à la personne qui tenait cette boutique. A savoir, ta mère.

Je regardai alors le chiffon que je venais de repasser pour la troisième fois sur le même côté du verre.

- Mais ce n'est pas parce que tu es maniaque, mais stressée, poursuivit-elle. Sinon, tu n'aurais pas manqué un bouton à ta chemise.

Une panique sans nom s'empara de moi lorsque je prêtais attention à la manière dont j'étais vêtue. En reboutonnant en vitesse ma chemise tout à l'heure, je n'avais pas fait attention au bouton que j'avais oublié et qui avait donc décalé tout le reste. Pas étonnant que je n'attire que les mauvais clients avec cet accoutrement négligé. Je m'habillais plus convenablement et ma cliente exprima alors son contentement avec une exclamation discrète.

- Ce café est excellent, je reviendrais plus souvent.

- Tant mieux !

Je me sentais bien. Les relations de confiance étaient importantes pour moi, et je n'arrivais même pas à en établir une seule avec mes parents. Si seulement Benji était là.

- Vous lisez vraiment en moi comme dans un livre ouvert, soupirais-je alors qu'elle terminait sa tasse.

Elle la retira de ses lèvres roses et plongea son regard sombre dans le mien.

- Alors prends davantage confiance en toi et les gens cesseront de te juger si facilement.

Elle m'adressa un clin d'œil. Ce n'était ni un reproche, ni une obligation. Juste un conseil d'amie. Je remarquai alors sa large cicatrice blanche sur le haut de son crâne bronzé, à la lisière de ses cheveux de jais.

- J'ai été très heureuse de te rencontrer, me dit-elle alors en me tendant sa main.

Je la serrai amicalement :

- Moi aussi...

Elle vit que j'hésitais et mit alors un nom sur son visage si chaleureux :

- Torielle Perkins.

- Enchantée, enchaînais-je alors.

- Moi aussi, Athéna Young.

Je me figeai une nouvelle fois, interloquée, et elle fit volte face. Au moment de sortir de la cafétéria, elle désigna son propre sac à main et m'offrit un dernier sourire. Je vis alors sa démarche assurée s'éloigner de moi, avec son long pantalon noir en patte d'éléphant et sa veste au col baissé malgré cette chaleur de juillet. Ses cheveux noirs flottaient derrière elle, et son départ était rythmé par le son de ses hauts talons qui claquaient sur le sol.

Je jetais alors un regard à mon sac à main étalé sur le comptoir, ou était collée l'étiquette "Athéna Young", et je souris.

L'ANTI-HÔTE [Partie 1] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant