Prologue

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La première fois que j'ai vu Oliver Harrison, il volait. Il avait les cheveux dans les yeux, la peau rougie par la chaleur de juillet et la lèvre inférieure fendue. Pendant une fraction de secondes, il est passé devant le soleil. Sa silhouette élancée s'est découpée à contre-jour au milieu du ciel et il m'a fait penser à un ange.

Et puis il est retombé. Il s'est étalé de tout son long sur le sol en caoutchouc vert du parc pour enfant, à quelques mètres du grillage qu'il venait d'escalader. Il avait l'air bien plus humain, d'un coup. Je n'ai pas esquissé un geste dans sa direction. Je me suis contentée de l'observer sans sourciller, les yeux rivés aux genoux en sang que découvrait son bermudas gris. Lorsque nos regards se sont croisés, j'ai remarqué à quel point ses prunelles étaient claires. Un mélange de miel brun et de citrine. Nous nous sommes toisés silencieusement, stoïques.

Jusqu'à ce que, d'une façon complètement absurde, étrange, irrationnelle, il ait éclaté de rire. Il était affalé sur le sol crasseux, la peau en charpie et les vêtements maculés de poussière mais lui, lui il riait. C'était puissant, c'était solaire et c'était parfaitement surréaliste. Moi, j'ai pensé que c'était le son le plus extraordinaire que j'avais jamais entendu. Pas parce qu'il m'a provoqué un émerveillement immédiat ou une admiration inconditionnelle, non. Extraordinaire dans le sens littéral du terme. Adjectif. Nom masculin. « Qui n'est pas selon l'usage ordinaire, selon l'ordre commun. » ou alors « Qui étonne, suscite la surprise ou l'admiration par sa rareté, sa singularité ». Et c'était ça. Le garçon s'est arrêté aussi brusquement qu'il avait commencé.

– Putain de merde, a-t-il marmonné en se redressant.

Sans se soucier de sa chair à vif, il s'est précipité à l'intérieur de l'une des petites structures pour gamins. Avant de disparaître complètement derrière la façade rouge écrevisse, il a relevé la tête vers moi et m'a lancé, très sérieusement:

– Si jamais quelqu'un arrive, tu m'as jamais vu ici, OK ?

Je me suis contentée de hausser les épaules, blasée.

– OK ? a-t-il répété, d'un ton plus tranchant.

– Ouais. Peu importe.

Après un hochement de tête entendu, il s'est entièrement dissimulé. Lorsqu'une bande de trois ados a déboulé au milieu du parc comme des chiots surexcités, j'ai fait comme si de rien n'était et j'ai continué à lire, assise en tailleur sur mon banc à la peinture écaillée.

– Eh ! m'a apostrophé l'un d'eux en s'approchant. T'aurais pas vu un mec qui est passé par ici en courant ?

Au-dessus de sa lèvre supérieure trop fine, il avait le duvet typique d'un ado qui veut paraître plus viril.

– J'ai vu personne.

Il s'est mis à jeter des coups d'œil méfiants tout autour de lui.

– T'es sûre ?

– Ouais.

Il a émis un grognement agacé avant de repartir de là où il était venu, sa petite meute sur les talons. Le garçon est sorti de sa cachette. Il a traversé le parc en quelques foulées et a fini par s'affaler à côté de moi. Après plusieurs minutes plongées dans le silence, il a demandé :

– Pourquoi tu lis toute seule au milieu d'un parc pour gamins ?

– Pourquoi t'escalades des grillages comme si ta vie en dépendait ? ai-je rétorqué.

Il s'est laissé couler contre le dossier du banc, les paupières closes.

– T'as l'air ennuyeuse.

– T'as l'air stupide.

Ses lèvres se sont ourlées d'un léger sourire amusé.

– Je les ai un peu provoqués, disons, a-t-il fini par confesser. Rien de très transcendant.

Plus tard, j'apprendrai qu'Oliver Harrison adore provoquer. Pour tout, pour rien. Pour avoir le plaisir de gagner une joute verbale, pour prouver à tout prix qu'il a raison ou simplement parce-qu'il s'ennuie. J'ai hoché la tête, sans m'aventurer à poser plus de questions. Il n'était pas parvenu à piquer ma curiosité. Malgré mon désintérêt apparent, il s'est obstiné à poursuivre la conversation:

– L'assassin royal ? a-t-il déchiffré en jetant un coup d'œil à mon livre.

J'ai esquissé un hochement de tête rapide, absorbée par ma lecture.

– Ouais.

– Je les ai lus, moi aussi.

– Tous?

– Les sept premiers.

J'ai haussé un sourcil appréciateur.

– Et t'en as pensé quoi ?

Il a glissé les mains dans les poches de son jean en renversant la tête en arrière, de façon à ce qu'elle touche le haut du dossier.

– De la merde.

J'ai plissé les yeux.

– On va pas s'entendre, toi et moi.

Et pendant plus de deux ans, nous sommes devenus complètement inséparables. Un truc fort, particulier et précieux. Le genre d'amitié qui fait vibrer jusqu'au fond des tripes et qui dépasse les contours du monde. Le genre d'amitié qui donne l'impression que ça ne se finira jamais. Jusqu'au dix-huit janvier de l'année de nos quinze ans. La date qui a marqué la fin de tout. Parce que rien ne résiste aux fantômes.

Depuis, il y a une phrase que je me répète en boucle. Mais malgré tous mes efforts pour la graver au fer rouge dans la partie rationnelle de mon esprit, elle parvient encore parfois à me donner la nausée. «Oliver Harrison n'est pas mon ami».

Les touches noiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant